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Gagner moins pour vivre mieux : la tendance est-elle profonde chez les haut diplômés ?
Article mis en ligne le 7 juin 2022
dernière modification le 5 juin 2022

La dissidence des jeunes élites fascine. Bifurquer. Faire de l’avenir promis (par les grandes écoles) table rase et s’inventer une vie au service des équilibres écologiques.

Rien n’est plus romanesque que d’échapper à un destin prometteur, ou plutôt de superbement le refuser. Surtout pour sauver la planète et se sauver soi-même. Pourtant, s’agit-il d’un mouvement culturel de fond, destiné à transformer en profondeur les pratiques et donc l’économie ? La question est ouverte.
La preuve par les médias

Pas un jour depuis quelques années sans qu’un média ne retrace la bifurcation improbable d’une recrue d’une grande ou moyenne école ayant choisi une activité davantage chargée de sens, quoique plus précaire et plus mal rémunérée, que ce que lui offrait comme débouché logique son diplôme.

Trois scénarios types illustrent ces bifurcations de destin : le choix d’un métier de la main (l’artisanat) ; l’attrait du care professionnel par la formation et le conseil en faveur d’un mieux-vivre ou mieux-travailler (du coach à l’éco-consultant) ; le retour au travail de la terre ou l’immersion expérimentale dans des espaces naturels (de l’agriculteur bio au zadiste). (...)

Cette initiative s’affilie à une dynamique plus large, celle des professionnels cherchant à renouveler les méthodes de recrutement, de management et d’accompagnement de la matière grise des entreprises.

Des diplômés urbains, enfin, se reconvertissent dans la production et la distribution de produits agricoles biologiques, secteur modelé par l’expérimentation scientifique et par l’innovation sociale (communautés, travail en réseaux). Autre cas, plus rare mais emblématique de la révolte des nouvelles générations face au péril écologique : le retour à une économie d’autosuffisance en milieu sauvage. (...)

Bifurquer apparaît comme une logique presque naturelle des surdiplômés, si l’on en croit l’air du temps. L’aspiration au changement dans le travail et les tentatives de reconversions professionnelles radicales de certains d’entre eux sont des thèmes qui agitent le monde des écoles et des recruteurs. Les grandes entités multiplient les initiatives pour engager les meilleurs talents, elles y engagent des politiques de communication et des opérations pour améliorer les conditions de vie des cadres. Mais sont-elles vraiment confrontées à une pénurie de candidats ?

Parallèlement la critique contre l’économie globalisée numérisée fait mouche. La caricature des entreprises, notamment dans les secteurs de la tech et de la finance, inspire une nuée d’humoristes. (...)

S’il est difficile d’évaluer concrètement l’ampleur de ces bifurcations, celles-ci nourrissent en revanche les projections et les aspirations des nouveaux diplômés. Bien loin de l’image de la carrière (de l’énarque ou du politique) ou de la fascination pour l’accumulation de richesses (du trader ou du créateur d’entreprise), une sorte de culture du désintéressement et de la sobriété s’est ancrée dans leur imaginaire.

Dans l’enquête Arte-France Culture que j’ai coordonnée en 2021 auprès d’une population notamment marquée par un haut niveau de diplôme, 79% des 25-39 ans étaient prêts à gagner moins pour avoir un travail plus conforme à leurs valeurs. (...)

Autre surprise de l’enquête Arte-France Culture : les projections sur les métiers du futur témoignent d’une priorité accordée aux activités liées à la survie physique, laissant loin derrière les métiers intellectuels. Comme si, face aux crises tragiques dans lesquelles l’humanité est plongée depuis quelques années, le regard avait radicalement changé. (...)

Bien sûr, cette hiérarchie subit quelques modifications si l’on examine cette question sous l’angle des niveaux de diplômes des répondants, mais à peine (...)

Ouvrir des friches, déplacer les frontières

Ces aspirations à un tournant radical sont-elles incongrues ? De fait, c’est presque tout le contraire. Chez la plupart des bourgeois sommeille un bourgeois bohème et les gagnants du système scolaire se placent spontanément du côté de l’innovation et des valeurs de rupture culturelle. (...)

Une transgression presque sage

Pourtant, si le choix de la dissidence professionnelle existait déjà dans les années 1970, les lieux d’investissement des diplômés en rupture de ban étaient différents : faire la révolution, devenir artistes, ou, comme les hippies, aller vivre en communautés à la campagne où toutes les libertés étaient expérimentées (sexuelles, musicales, usage de drogues). Aujourd’hui les chemins de la transgression paraissent infiniment plus sages et collent à l’époque, où la défiance à l’égard de la sphère politique traverse toutes les couches de la société, y compris les cadres et les experts.
(...)

La voie politique du changement radical paraît étroite, même si, comme nous l’avons indiqué ailleurs, le vote pour les Insoumis attire une fraction importante des hauts diplômés. (...)

y a-t-il véritablement une force de changement à l’œuvre dans l’univers du travail et de l’économie ? L’urgence d’agir face au dérèglement climatique apportera peut-être la réponse.