
Violence, place des syndicats, rôle du Président… Le député insoumis de la Somme livre son analyse sur la bataille des retraites, qui a rouvert à ses yeux, en plus d’une crise sociale, une profonde crise démocratique. Il pense qu’elle peut néanmoins être un tremplin pour la gauche.
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François Ruffin : Depuis le 49-3, nous sommes entrés en terre inconnue. Bien malin qui peut aujourd’hui faire un pari ou une prophétie. Le pouvoir tenait jusque-là par la force de résignation. Aujourd’hui, il doit recourir à la force de coercition. Sur les manifestants, ce sont les matraques et les LBD. Sur les salariés, ce sont les réquisitions. Sur les députés, c’est le 49-3. (...)
Condamnez-vous les violences policières qui ont eu lieu ces derniers jours dans les manifestations ?
Les arrestations préventives, les nassages, les motos qui roulent sur les manifestants…, je n’analyse pas cela comme des dérapages individuels. C’est un choix politique. (...)
Le gouvernement n’apporte à la crise sociale, et démocratique, qu’une réponse policière. (...)
La France est pointée du doigt par la Défenseure des droits, par le Conseil de l’Europe, par Amnesty International…
Qu’est-ce qui amène dans cette impasse ? Derrière la matraque, et même derrière Gérald Darmanin, il y a les choix politiques d’Emmanuel Macron : tous les syndicats unis contre sa loi ? Il ne les entend pas. Deux Français sur trois, quatre salariés sur cinq ? Il ne les entend pas. Des millions de personnes, en manif, une, deux, trois, quatre, cinq fois ? Il ne les entend pas. Même les députés qui n’auraient pas voté son texte, il ne les entend pas. Sciemment, très cyniquement, le président joue le pourrissement. Comme durant les gilets jaunes. (...)
On a vu un changement de pied côté Darmanin. Après des manifs paisibles et une police à distance, le ministre a repris les mêmes méthodes de maintien de l’ordre que lors des gilets jaunes. Quand il a réuni tous les préfets, en fin de semaine dernière, après l’annonce du 49-3, ce n’était pas pour leur apprendre à faire des câlins.
Mais j’insiste : c’est un choix politique, et Macron choisit la politique du pire, avec les « débordements » comme alliés. Que le pays brûle, à un moment, c’est dans son plan : ensuite, le pyromane se présente comme pompier. L’homme par qui le chaos arrive va maintenant incarner le parti de l’ordre… (...)
Lancez-vous un appel au calme aux manifestants afin qu’ils ne tombent pas dans ce que vous décrivez comme un piège tendu par le pouvoir ?
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Personnellement, j’ai toujours cherché la masse, le nombre, les millions, le peuple, à convaincre la majorité, à la faire bouger, dans la rue ou dans les urnes. C’est le seul chemin que j’entrevois pour la victoire. Dès lors, la violence individuelle ou groupusculaire nous nuit : elle éloigne les gens, elle rend le mouvement impopulaire, et sert finalement les intérêts des puissants, qui agitent ça comme un épouvantail. (...)
La seule question qui vaille, d’après moi, aujourd’hui, c’est : comment fait-on bouger des pans encore endormis du pays ? C’est le nombre qui fera plier Macron.
Que préconisez-vous ?
Le diagnostic, d’abord : nous avons des classes populaires en convalescence. C’est sans doute vrai, encore davantage dans des terres industrielles comme chez moi, qui ont subi la fuite des usines, mais ça me semble vrai partout. À un malade, tu ne dis pas : « Lève-toi et viens battre le record du saut en longueur, on va faire la révolution ! » Non, juste un pas, ce sera déjà ça. Et ensuite viendra un second pas. Et enfin, on pourra relever le nez vers un horizon…
Moi, mon but, aujourd’hui, c’est que les gens prennent confiance et conscience de leur propre force. « (...) C’est ça qui doit basculer, dans les têtes : « On peut gagner. » (...)
Que se passe-t-il ? Nous sommes entrés dans le conflit sur un motif social : « Non aux deux années de plus ! », nous en sommes à une crise démocratique : « Comment se fait-il qu’un homme peut décider tout seul là-haut ? ». C’est le même scénario que pour les gilets jaunes : on entre par le prix du gasoil, on en sort avec le désir d’un « référendum d’initiative citoyenne » (RIC). Même chose pour la Révolution française : ça commence par « qui paie les impôts ? » et ça conduit aux états généraux, à l’Assemblée nationale, à la fin de la monarchie absolue. Aujourd’hui, c’est la crise démocratique qui amène la jeunesse dans la rue. (...)
en 1789, les gens ne se sont pas dit : « On va faire la révolution ! » Ils ne s’en rendaient pas compte, qu’ils la faisaient. Ils ont avancé dans la brume. C’est pour ça, quand on lit la BD Révolution, pendant des pages on ne comprend rien… parce que les acteurs eux-mêmes ne comprenaient rien ! (...)
la solitude de Macron, contre le reste de la société, en fait un terreau magique… Même le patronat ne le soutient pas. Même les éditorialistes sont mal à l’aise : les puissants, normalement, ont un certain savoir-faire pour habiller de manière acceptable, courtoise, douce, les reculs qu’ils imposent, leur violence s’habille joliment. Or, Macron exerce aujourd’hui une violence presque personnelle, très visible, sur le corps social. Même dans le camp libéral, on s’interroge : c’est malhabile, ça pourrait devenir dangereux. (...)
Le bloc libéral ne s’effondre pas, ne croyons pas cela, mais il s’effrite, dans la durée, c’est un processus continu, avec parfois des chocs : pour les ouvriers, qui ont voté « non » à 80 % [au référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe], le 29 mai 2005 marque un décrochage. La loi Travail et Nuit debout pour la classe intermédiaire, plus éduquée, des centres-villes.
La réplique, dans les campagnes, dans la France des bourgs, ce sont les gilets jaunes… Aujourd’hui, ça secoue partout. Des particules vont encore décrocher du bloc central, soit parce que « deux ans de plus, c’est injuste », soit parce qu’« on ne vit pas en démocratie » : où iront-elles ? Chez nous ? À l’extrême droite ? Dans l’abstention-résignation ? Le match est engagé. Mais plus ça bouge aujourd’hui, plus ça rejoint des collectifs, plus on passe du statique au dynamique, plus on se donne des chances pour demain. (...)
Il y a des pans de la société où les syndicats ne savent pas faire, sont absents, et ce n’est pas leur boulot. Les quartiers populaires, par exemple, ou la jeunesse, ou les artisans, ou les isolés, c’est à d’autres, à nous, de ramener ça, et nous ne sommes pas au bout. (...)
Comment faire pour que la gauche, et pas l’extrême droite, s’impose comme le débouché politique de la contestation ?
Mai 68 se traduit pour moi en mai 1981, les grèves de 1995 donnent Jospin, le mouvement de 2010 contre les retraites Sarkozy amène Hollande… Quand on énonce ces trois cas, on voit bien pourquoi le débouché politique ne met pas en appétit. À chaque fois ce furent des déceptions ou des trahisons. Ces expériences pèsent dans les têtes des gens. Et l’autre donnée : il y a désormais une autre issue, un autre débouché possible à la colère, qui est le Rassemblement national.
Si nous gagnons, c’est évidemment un tremplin pour la gauche. C’est nous, les syndicats, les militants, qui aurons arraché cette victoire. Mais même si on ne gagne pas, plus le mouvement est fort, plus il affilie les gens à des idées progressistes, plus on place la question sociale au cœur des débats, mieux c’est pour nous. La pente, la pente de l’indifférence, la pente du ressentiment, elle ne coule pas dans notre sens, elle va vers le Rassemblement national. Nous, il nous faut la remonter, ne pas laisser stagner la résignation, la transformer en une espérance. Et il faudra le faire, d’une manière ou d’une autre, avec les syndicats, qui ont montré leur rôle… (...)
l’hôpital qui est en lambeaux, l’école de la République qui recrute ses enseignants en job-dating, le rail qui déraille, les prix délirants de l’énergie, la pénurie de médicaments… Tous ces bugs, en même temps, ne sont pas des coïncidences. C’est un même système qui est à bout : quarante années de « réduction des déficits », de « concurrence libre et non faussée », de « libre circulation des capitaux et des marchandises ».
Il nous faut sortir de la parenthèse libérale, ouverte en 1983, et en y ajoutant la crise climatique. Tout est à transformer : l’industrie, le logement, les déplacements… Voilà nos vrais défis. Et j’en veux surtout à Macron pour cet immense gâchis (...)