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S.I.Lex
Fêter le patrimoine, mais laisser disparaître le domaine public ?
Calimaq : Aka Lionel Maurel. Juriste & bibliothécaire
Article mis en ligne le 20 septembre 2012
dernière modification le 17 septembre 2012

(...) Saccage juridique en règle du domaine public en France

Si le domaine public est en danger en France, c’est avant tout parce qu’il est menacé par les institutions culturelles qui devraient au contraire le protéger. Entendons-nous bien, je ne suis pas en train de dire que les bibliothèques, musées ou archives n’assurent pas leur rôle de conservation patrimoniale des oeuvres physiques qu’elles conservent. Mais à l’occasion de la numérisation de ces objets, elles sont une majorité écrasante à user de stratagèmes juridiques divers et variés pour porter atteinte à la liberté de réutilisation qui devrait être le pendant logique du domaine public.

(...) J’étais vendredi dernier à l’INHA pour un colloque consacré aux “Pratiques des images numériques en sciences humaines“, pour intervenir sur les aspects juridiques liés à la question. La situation avait quelque chose de cocasse, car alors que j’expliquais que la numérisation ne permettait pas aux institutions culturelles de revendiquer un droit d’auteur sur des œuvres du domaine public numérisées, à défaut de créer une quelconque originalité, toutes les images de la bibliothèque numérique de l’INHA portent une agressive mention “© – Institut National de l’Histoire de l’Art”, quand bien même les originaux appartiennent au domaine public. (...)

Une telle revendication empêche toutes les formes de réutilisation, y compris les plus légitimes : elle bloque par exemple les usages pédagogiques et de recherche ; elle entrave les chercheurs qui voudraient utiliser ces images pour des publications scientifiques ; elle interdit aux simples internautes de les reprendre pour illustrer leurs blogs et leurs sites ; elle ne permet pas d’aller enrichir les articles de Wikipédia et d’autres sites collaboratifs. Elle bloque aussi bien entendu les réutilisations commerciales, qui devraient pourtant être autorisées, puisque les oeuvres appartiennent au domaine public. (...)


Bien que la valeur juridique d’un tel copyright soit plus que douteuse (vous avez dit Copyfraud ?), cette pratique n’est pas isolée
. Elle est au contraire massive dans la plupart des institutions culturelles. Dans les musées, au lieu de ce copyright brutal, on use parfois d’un autre stratagème, en reconnaissant un droit d’auteur aux photographes qui prennent des clichés de tableaux. Le musée se fait ensuite céder ce droit d’auteur par contrat, ce qui lui permet d’appliquer à la fois son copyright et celui du photographe. Allez sur les sites du Louvre, sur celui de la RMN et vous verrez que la pratique est généralisée. (...)

Au petit musée des horreurs juridiques, Arago, portail récemment ouvert dédié à l’histoire de la photographie atteint de véritables sommets. Les photos du domaine public y sont lourdement copyrightées, le droit à la copie privée des contenus supprimé et le clic droit est même désactivé ! Démonstration détaillée ici. (...)

Aujourd’hui, dans le but de marchandiser le domaine public, on en vient à envisager de ne plus mettre en ligne les images numérisées, pour mieux les vendre sous forme de bases de données, en partenariat avec des entreprises privées qui assureront la numérisation et se rémunèreront sur le produit des ventes.

Cette formule, qui constitue une forme d’atteinte absolue au domaine public, est envisagée en ce moment à la Bibliothèque nationale de France notamment (...)

Il est évident que la période qui s’ouvre va constituer un risque majeur pour l’intégrité du domaine public sous forme numérique. Les fortes restrictions budgétaires annoncées par le Ministère de la Culture et le climat de crise économique ambiant vont nécessairement peser sur les capacités des institutions culturelles à numériser leurs collections par leurs propres moyens.

Il y a donc de fortes chances que des partenariats public-privé, de plus en plus déséquilibrés en termes d’accès et de réutilisation des contenus, soient conclus, afin de permettre aux institutions de dégager des ressources propres. Ces considérations économiques vont être agitées comme des arguments-massue, qu’il sera très difficile de contrer. (...)

Pour une loi sur le domaine public en France !

Que faire pour empêcher cette destruction programmée du domaine public ? Les pouvoirs publics réagiront-ils pour arrêter ces projets scandaleux, qui progressent dans la plus grande opacité et dont on peut craindre qu’ils ne soient bouclés avant qu’il ne soit trop tard ? Les nombreux députés et sénateurs, les intellectuels, qui étaient intervenus lors de l’affaire Google laisseront-ils faire bien pire aujourd’hui ? (...)

Aurélie Filippetti annonce une grande loi sur le patrimoine pour 2013. Agissons, manifestons-nous et revendiquons à la place une loi sur le patrimoine et le domaine public ! Nous disposons pour ce faire des excellentes propositions formulées dans le cadre du Manifeste du Domaine Public de Communia, qui fixent un cap intéressant.
(...)

La loi française pourrait et devrait explicitement indiquer qu’il n’est pas possible de copyrighter des oeuvres du domaine public numérisées, lorsqu’on en fait des reproductions fidèles, ou de les recouvrir de couches de droit des données publiques. Le domaine public possède une valeur et une dignité supérieures à tous ces stratagèmes ! Un moyen plus simple que le recours en justice devrait aussi être ouvert aux citoyens pour faire valoir leurs droits à la réutilisation des oeuvres du domaine public. Pourquoi ne pas prévoir que la CADA par exemple puisse être saisie à cette fin ? La loi pourrait également consacrer explicitement la possibilité de verser par anticipation une oeuvre dans le domaine public (domaine public volontaire). Il faut également encadrer strictement les partenariats public-privé et fixer par la loi des limites fermes aux contreparties pouvant être accordées par les établissements publics à des sociétés privées. (...)

Un tel chantier serait vaste, utile et enthousiasmant !