Eva Illouz s’est fait connaître pour avoir expliqué « pourquoi l’amour fait mal » et, plus récemment, comment la dictature du bonheur s’est infiltrée en douce dans nos vies. Alors faut-il en vouloir à notre Chief Happiness Officer ? A-t-on encore le droit de crier dans l’open space sans passer pour un fou ? Et à quel futur de l’égalité peut-on s’attendre après #MeToo ? De passage à Paris, la sociologue franco-israélienne a accepté de répondre à nos questions existentielles sans en vouloir à notre « happycondrie ». (...)
« Il est où le bonheur ? Il est où ? » Sommes-nous en train de vous confier que cette chanson de Christophe Maé résonnait avec insolence dans nos têtes alors que nous nous apprêtions à rencontrer Eva Illouz ? Absolument. Précisons que le bonheur est le thème d’Happycratie, essai édifiant paru à l’été 2018 (Premier Parallèle). Halte à la dictature du bonheur, alertent la sociologue franco-israélienne et le docteur en psychologie Edgar Cabanas, car celle-ci se révèle piégeuse. Vous voulez être heureux ? Les livres de développement personnel, qui caracolent en tête des ventes, vous attendent. Et puisqu’il suffit de « voir les choses positivement », pourquoi plaider pour de meilleures conditions de travail, de meilleures écoles, un meilleur futur ?
Tel est le fil rouge de la pensée d’Eva Illouz (...)
Usbek & Rica : Votre thèse, développée dans Happycratie comme dans Les Marchandises émotionnelles, est que le capitalisme a transformé notre rapport aux émotions et au bonheur. Nous l’avons laissé faire ?
Eva Illouz : La science du marketing a joué un rôle important dans ce processus, et la sociologie n’a pas suffisamment évalué son influence à mon sens. Au début du XXe siècle, on sort d’une économie d’épargne pour passer à une économie de la dépense. Pour cela, la science du marketing commence à s’établir comme la science qui va faire le lien entre le sujet et la sphère économique. Mais attention, il s’agit autant de comprendre la nature de cette subjectivité que de l’inventer. La science du marketing met en place un apparatus pour que le consommateur corresponde mieux à cette nouvelle culture où existe une quantité inouïe d’objets, dont la plupart ne sont pas nécessaires à notre existence. Et comme les besoins du corps sont relativement finis, il y a eu un déploiement vers une idée de l’humain comme ayant des besoins émotionnels quasi inassouvibles. (...)
L’authenticité devient ainsi une des grandes marchandises qui circulent dans des industries comme la psychologie ou le tourisme. Cette façon de reconceptualiser le moi est extrêmement « productive » sur le plan économique. (...)
Quel a été le rôle de la psychologie dans cette évolution ?
La psychologie est venue à la rescousse de l’entreprise au moment où le capitalisme a dû se mesurer à de nouvelles normes démocratiques. À partir des années 1920-1930, on ne peut plus exploiter les travailleurs tranquillement. La question devient : comment faire pour exploiter cette main-d’œuvre de mieux en mieux dans les limites du droit du travail ? Il y avait déjà une forme de béhaviorisme – courant de la psychologie qui s’intéresse aux comportements – à l’époque. Des élèves de Carl Jung comme Elton Mayo (psychologue et sociologue australien considéré comme l’un des pères fondateurs de la sociologie du travail, ndlr) viennent aider l’entreprise. On propose un nouveau modèle de travailleurs, mus par des sentiments, venus de leur enfance, de leur cadre familial. Les psychologues ont en fait redessiné l’humain, sans le vouloir peut-être. On commence à réimaginer le lieu de travail comme un lieu où l’on doit créer des techniques efficaces de gestion de la main-d’œuvre, faire en sorte que le mécontentement ne soit pas éveillé et que le travailleur donne le meilleur de lui-même à l’entreprise, qu’il soit content. Jusqu’alors le contrôle des travailleurs se faisait par la violence, très souvent, ou par la main forte. (...)
le travailleur d’aujourd’hui vient sur le lieu de travail avec sa subjectivité, il est tellement investi dans son travail qu’il s’identifie à lui, et cherche à exprimer par le travail son moi le plus profond. Dans ce sens-là il y a eu une victoire éclatante de ce discours économique qui a utilisé la psychologie. (...)