
Aujourd’hui, deux chemins de traverse sont d’actualité, deux chemins où la question démocratique se mêle à la vie privée : un événement — la rébellion d’une employée d’un grand hôtel — d’un côté (1), et un débat, l’utopie du service à la personne, de l’autre.
L’irruption de femmes de chambre dans l’espace public est toujours une image forte. Dans les rues de New York, en mai 2011, leur manifestation en marge d’une audience judiciaire dans l’affaire Strauss-Kahn fut décrite comme une manipulation syndicale, tant l’image de ces travailleuses, femmes de chambre et de ménage, est nécessairement celle de femmes isolées, d’une présence émiettée dans les espaces hôteliers. Elles ont franchi une frontière, une barrière : celle des murs de la vie privée et intime, d’une maison particulière ou d’un hôtel. Franchir la ligne de séparation entre le privé et le public est un acte transgressif. A l’espace public correspond une parole collective, un slogan — ici « Shame on you », « honte à toi », adressé à l’homme puissant supposé agresseur.
Espace public, parole publique : les domestiques, femmes de service, n’y ont pas accès ; et pourtant, elles sont « des travailleuses comme les autres », disent-elles depuis plus d’un siècle, depuis la naissance du syndicalisme.
Tandis que l’effraction politique nous rappelle l’archaïsme de la figure de la servante, un débat s’ouvre sur la nécessité du « service à la personne », du soin, du care, de la sollicitude, du lien à construire et à reconstruire entre les générations et entre les individus atomisés de la société contemporaine. Il ne s’agit plus, désormais, de « servir » quelqu’un de plus privilégié que soi, mais de « rendre un service » nécessaire à autrui. Le service à la personne déplace radicalement le regard, en le faisant porter sur celle, ou celui, à qui on rend service. La convention collective désigne désormais la personne en situation de service comme « le salarié du particulier employeur ». On appréciera la périphrase.
On peut graduer les travaux dits « de service » du plus agréable (l’humain) au plus désagréable (la saleté), on peut faire la part de la nécessaire solidarité humaine et de l’inéluctable oppression sociale. N’empêche : la sexuation de l’histoire du service ne peut s’effacer. On pourrait même avancer l’idée qu’il n’a jamais été aussi féminin qu’à notre époque. Faut-il dire encore et à nouveau que le service domestique prend racine dans le travail domestique « gratuit » des femmes ? Faut-il toujours se souvenir que certaines sont payées pour faire ce que d’autres exécutent gratuitement (ménage ou soin) ? (...)
paradoxalement, la féminisation croissante de cet emploi est liée à l’histoire du XXe siècle, au développement du salariat d’une part et à la tentative de professionnalisation de la maîtresse de maison d’autre part. Il faut, alors, s’étonner sérieusement que le salarié du « particulier employeur » soit présenté comme une personne neutre, asexuée, alors qu’il s’agit aujourd’hui, concrètement, à 98 % de femmes. (...)
On sait que la hiérarchie sociale, imposée par le rapport entre maître et serviteur, ou maîtresse et servante, a traversé les régimes politiques, et que, si elle fut une évidence pour la société monarchique, elle ne semble pas l’être moins pour une société démocratique soucieuse d’égalité. (...)
Deux pôles dessinent, désormais, le champ de cette notion de service : l’archaïque et le futur. D’un côté, on lit la vieille histoire de la servante tenue loin de l’espace public, du droit de porter plainte auprès de la justice, de manifester sa colère, de rire des puissants. De l’autre, on entend l’histoire renouvelée des qualités inépuisables du sexe féminin, disponible à tous points de vue, sexe et propreté, soin et nourriture, avec l’espoir de conjuguer, sans trop de frais égalitaires, vie privée et vie publique. Une seule certitude : le service à la personne n’est pas l’avenir de la mixité. (...)
Le service domestique, ménage traditionnel ou soin du vulnérable, relève de l’ironie, ironie d’une question sociale difficile (servir ?), embarrassante (l’égalité des sexes…) et politiquement provocatrice. Sa critique s’avère improbable. Le travail domestique est un irréductible de la vie quotidienne de l’espèce humaine, et l’exploitation des femmes, domestiques salariées ou femmes au foyer, reste invisible pour beaucoup de monde. L’ironie désigne donc l’opacité du problème autant que la solution introuvable. La « question » du service domestique ne permet pas de réponse facile, et son analyse n’a pas le droit d’éviter paradoxes et contradictions. (...)
Des tâches aussi ingrates qu’indispensables, assumées par une écrasante majorité de femmes, à titre bénévole ou rémunéré : le service à la personne concentre les questions épineuses posées à la société.
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