
Depuis le mouvement des Gilets jaunes, les peines d’interdiction de manifester se sont multipliées. Le dispositif s’ajoute à un arsenal de plus en plus fourni pour empêcher les rassemblements et la contestation sociale. Témoignages.
« Je vis à la campagne, où on est isolé les uns des autres ici. Quand on est en manif, on voit qu’on est là ensemble. Étant privée de manifestation, je suis aussi privée de cette euphorie. » Maria, boulangère, habitante de la région de Die (Drôme) est interdite de manifestation depuis le 26 décembre 2018, pour trois ans. Elle aurait pourtant aimé participer aux rassemblements pour la sauvegarde de la ligne ferroviaire de la vallée de la Drôme et contre la fermeture de la maternité de Die. « Cela me révolte, je ne peux pas rester inactive face à cette injustice. Mais je ne peux plus m’exprimer dans la rue aux côtés des autres habitants. »
Le 8 décembre 2018, Maria s’était rendue à un rassemblement des Gilets jaunes, devant un centre commercial de la périphérie de Valence, pour participer dans la foulée à la marche pour le climat. Mais une bagarre éclate entre deux personnes au début de l’événement. Maria s’interpose dans ce qu’elle pense être une rixe. Sauf que l’une des deux personnes n’est autre que le directeur départemental de la sécurité publique de la Drôme. Maria est interpellée, placée en garde à vue puis mise en examen pour violence en réunion sur personne dépositaire de l’autorité publique. Refusant la comparution immédiate, elle est placée, comme ses trois coprévenus, en détention préventive, malgré son casier judiciaire vierge.
C’est l’affaire dite des « quatre de Valence ». Tous sont condamnés à de la prison ferme et à une interdiction de manifester. Maria écope de neuf mois de prison dont trois ferme et de 1000 euros de dommages et intérêt. La peine d’interdiction de manifester entre en vigueur le jour même de l’audience, mais Maria ne sait pas encore comment seront appliqués les trois mois de prison ferme. Elle regrette aujourd’hui de ne pas avoir fait appel (...)
Un fauteuil roulant considéré comme « arme par destination »
Dans notre enquête sur « Les Gilets jaunes face à la justice », basta ! avait analysé 700 condamnations dans les mois qui ont suivi le début du mouvement. Parmi elles, plus de 100 comportaient des peines d’interdiction de manifestation ou de séjour. Selon le syndicat des avocats de France, il y en aurait eu plusieurs centaines.
« Ne pas se laisser entraîner dans la colère »
Maximilien, 44 ans, s’est lui retrouvé interdit de séjour dans la ville d’Albi (Tarn), avant même son procès. « Il se trouve que la femme qui m’a élevé a fait une rechute de cancer en juillet », raconte-t-il. Elle était hospitalisée à Albi, mais il n’a pas pu la visiter. Elle est décédé en août. Maximilien n’a pas pu pas non plus se rendre à la cérémonie funéraire.
Le 24 janvier 2020, il était allé à une manifestation contre la réforme des retraites dans la préfecture du Tarn. Maximilien se retrouve alors pris dans une charge des forces de l’ordre, est interpellé, placé en garde à vue, puis mis en examen pour outrage, rébellion, violence sur personne dépositaire de l’autorité publique. Des accusations qu’il nie. Avant même son procès, il tombe sous le coup d’une ordonnance de placement sous contrôle judiciaire avec interdiction de séjour à Albi. La sanction a de lourdes conséquences sur sa vie au quotidien (...)
Le 12 novembre dernier, Maximilien est enfin passé devant le tribunal d’Albi, soutenu par un large collectif. La vidéo de son interpellation n’est pas diffusée lors de l’audience, même si la juge assure qu’elle est versée au dossier et qu’elle l’a visionnée. Les policiers plaignants sont absents. Il est tout de même reconnu coupable d’outrage, de rébellion et d’incendie, et relaxé pour les violences. Résultat : trois mois de prison avec sursis, un stage de citoyenneté à ses frais, 650 euros de dédommagement aux policiers. Il ne fait pas appel de la décision.
Il retourne ensuite tout de même aux manifestations en soutien à l’hôpital public, cette fois à Montauban. Et s’engage contre la loi Sécurité globale. « Après la réforme des retraites, il y a eu la réforme du chômage, puis la loi Sécurité globale, ensuite la loi Séparatisme. Ça ne s’arrête jamais. Il faut continuer à militer et ne pas se laisser entraîner dans la colère », dit-il.
Deux décennies de loi qui restreignent la liberté de rassemblement (...)
Une directive encourage les peines d’interdiction de manifester
Les interdictions de manifester administratives commencent, elles, à se banaliser avec le mouvement contre la loi travail en 2016. Le préfet de police de Paris de l’époque distribue alors des « arrêtés portant interdiction de séjour » à plus d’une dizaine de personnes, leur interdisant d’approcher telle ou telle manifestation. Neuf de ses interdictions seront annulées devant le tribunal administratif de Paris. Mais un an et demi plus tard, Amnesty International dénombre 683 mesures individuelles d’interdiction de séjour sur le lieu d’une manifestation [3]. L’avocate Claire Dujardin a constaté que ces peines administratives, sur décision du préfet, étaient souvent basées sur de simples soupçons ou sur des notes blanches de renseignements, « des éléments recueillis par les services de police, les services de renseignement qui pouvaient laisser penser que telle ou telle personne allait commettre des actes de violence, des éléments auxquels les avocats n’ont pas forcement accès, qu’on leur présente à la dernière minute et qui remettent en cause la présomption d’innocence ». (...)
Jusqu’en 2018, les interdictions de manifester prononcées par un juge demeurent rares (...)
Pour Claire Dujardin, qui a défendu de nombreux Gilets jaunes, « une vraie difficulté réside dans le fait qu’il n’y a aucune remontée de données officielles » sur les chiffres des interdictions de manifester. L’avocate met aussi l’accent sur le flou entourant la mesure. Se réunir sur un rond-point avec des camarades est-il possible quand on a fait l’objet d’une telle interdiction ? Est-il autorisé de tracter ? Dans le doute, par peur de la prison, nombre de condamné.e.s préfèrent ne plus occuper l’espace public.
L’avocate évoque aussi ces cas de Gilets jaunes qui n’ont pas été officiellement condamnés à des peines d’interdiction de séjour ou de manifestation, mais qui se sont vu notifiés par oral des injonctions à ne plus aller battre le pavé. Il y a aussi les rappels à la loi utilisés par les parquets et qui incitent, même s’ils ne sont pas suivis de poursuite pénales, les personnes qui les reçoivent à ne plus manifester par peur d’être de nouveau arrêtées.
« Une prise de conscience de la violence du système »
L’État a aussi de plus en plus recours aux interdictions des manifestations elles-mêmes. Une enquête du site Rapports de Force donne le chiffre de 300 arrêtés préfectoraux d’interdiction et quelques 531 lieux interdits de manifestation entre le 17 Novembre 2018 et le 16 Novembre 2019. Le chiffre a largement augmenté depuis le milieu des années 2010. Pour comparaison, une rapport d’Amnesty international de 2017 avançait le chiffre de 155 arrêtés préfectoraux entre novembre 2015 et mai 2017. (...)
Sur le terrain aussi, les militants s’organisent face à ce nouvelle forme de la répression des mouvements sociaux. « Beaucoup de citoyens qui n’avaient jamais été confrontés à la police auparavant ont commencé à s’intéresser au droit et au système judiciaire avec par exemple la mise en place de formations et d’assemblées, a pu constater l’avocate Claire Dujardin. L’expérience judiciaire vécue par nombre de Gilets jaunes depuis deux ans a eu pour conséquence une prise de conscience de la violence du système. »