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Reporterre
En pleine ascension, l’agriculture bio entre dans le temps du doute
Article mis en ligne le 10 juin 2019

Née dans les années 1970 en France, l’agriculture biologique s’est démocratisée. Des premiers cahiers des charges de Nature et Progrès au label européen, Reporterre raconte l’histoire de l’ascension de « la bio ». Et pose la question, sensible, de ce qu’est devenu « l’esprit de départ ».

En mars 1989, Reporterre publiait un article intitulé « Les habits neufs de l’agrobiologie ». [1] À cette époque, constatait le journaliste, l’agriculture bio sortait peu à peu de « sa longue marginalité ». La reconnaissance par la loi de cette pratique et l’élaboration des premiers cahiers des charges nationaux laissaient espérer un développement de la filière. « L’agriculture bio doit désormais attirer de nouveaux agriculteurs », observait alors Philippe Desbrosses. Trente ans après, Reporterre fait le bilan : « L’agrobiologie » a-t-elle atteint « l’âge de la maturité » ? (...)

La consommation, elle, suit une courbe exponentielle : « Les achats de produits bio ont doublé en sept ans de 1999 à 2007, puis en cinq ans de 2007 à 2012, constate l’Agence bio dans son rapport annuel publié en juin 2018. Et le marché a de nouveau doublé depuis 2012. » Son directeur, Florent Guhl, observe ainsi « une démocratisation incontestable de la bio ».

« Une industrialisation », dit plutôt Claude Aubert. Cet ingénieur agronome, très investi aux débuts de Nature et Progrès, regrette qu’une « branche de la bio ne se souvienne plus de ses racines, et suive le même schéma que l’agriculture conventionnelle ». Entre ceux pour qui « l’agriculture biologique a perdu son âme » et ceux pour qui elle est en passe de triompher, le débat est toujours vif. (...)

Au départ, l’agriculture bio s’est développée grâce à « l’acharnement d’une minorité déterminée, vue par beaucoup comme une bande de rigolos illuminés », dit Pierre Peguin, apiculteur retraité. (...)

Dans les années 1970, on pouvait encore « faire n’importe quoi et appeler ça de l’agriculture bio », rappellent les pionniers. Pour se prémunir des dérives, Pierre Peguin comme Louis Julian ont participé à l’élaboration des premiers cahiers des charges, au sein de Nature et Progrès. Ce ne sont pas des guides pratiques, mais un ensemble de méthodes et de règles afin de respecter l’écosystème (plante, animal, sol, humain) dans son ensemble. Pour l’apiculture, il est ainsi interdit d’utiliser des pesticides de synthèse ou des antibios, mais les exigences vont plus loin : la quantité de sucre que le producteur peut donner en remplacement du miel prélevé est limitée et doit être certifiée bio, le traitement chimique du bois des ruches est banni, ainsi que le désherbage autour du rucher, tandis que les emballages en plastique ou les cartons paraffinés sont défendus.
« On s’est fait voler la bio »

Les cahiers des charges Nature et Progrès — établis par des paysans, des ingénieurs et des consommateurs — ont largement été repris lors de la conception des cahiers des charges nationaux en 1985 ainsi que pour le règlement européen en 1991, mais certains critères ont été assouplis lors de cette transposition. « Au niveau de l’Europe, il s’agissait de se doter de règles admises par tout le monde, on s’est donc retrouvé autour du plus petit dénominateur commun », explique Claude Aubert. En 2009, le cahier des charges français a disparu au profit du règlement européen : seul subsiste le logo AB, davantage connu des consommateurs que la feuille verte européenne [2]. (...)

« On s’est fait voler la bio », estime pour sa part Louis Julian, énumérant les « points faibles » du label européen : « Certains traitements chimiques sont autorisés, ainsi qu’une petite proportion d’OGM, notamment dans l’alimentation des animaux ; la taille des élevages n’est pas limitée, et le pâturage n’est pas obligatoire. » « C’était ça ou rien, donc des pesticides, répond Philippe Desbrosses. On a opté pour des critères exigeants mais accessibles, pour ne pas ébranler un mouvement naissant ». « Démocratiser veut dire ouvrir, élargir », dit aussi Florent Guhl, qui constate « de vrais résultats, sur la pollution des eaux notamment ». (...)

Le résultat, d’après Claude Aubert, c’est « l’existence de deux agricultures bio » : « Une qui a gardé l’esprit du départ — une agriculture diversifiée, à l’échelle familiale et locale — et une autre qui reproduit les schémas industriels classiques, qu’on peut appeler de la bio technique, parce qu’elle se contente d’une application minimale du cahier des charges. » Cette « bio industrielle et hors-sol », qui accepte les serres chauffées et les élevages sur caillebotis, est largement contestée par les pionniers, de même que le développement de démarches « pseudo bio » comme le « Zéro résidu de pesticides » ou la « haute valeur environnementale ». Pour Philippe Desbrosses, « l’industrialisation de la bio est principalement due au fait que la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, le syndicat agricole majoritaire] et les Jeunes Agriculteurs ont freiné l’installation d’agriculteurs bio, et que le gouvernement a laissé faire pour ne pas déplaire au syndicat majoritaire. L’offre était insuffisante, et la demande des consommateurs, très forte, des entreprises sont donc allées chercher ces produits ailleurs, à l’autre bout du monde, ou là où elles pouvaient les acheter à moindre coût. » La grande distribution s’est engouffrée dans la brèche, avec ses logiques de volume et de produits standardisés.
« L’agriculture conventionnelle est en crise économique, mais aussi agronomique »

Ainsi, depuis trente ans, l’agriculture bio s’est développée par à-coups, au gré des décisions publiques et des subventions. (...)

Autre facteur déterminant, d’après Annie Peguin, la compagne de Pierre, « la mobilisation des citoyens et des consommateurs, qui ont soutenu les magasins de producteurs, les coopératives bio, les groupements d’achat, les Amap ». « Les luttes écolos, contre les OGM et plus récemment contre le glyphosate, ont permis de sensibiliser les gens à la nécessité d’une autre agriculture », ajoute-t-elle. La bio a aussi pu s’appuyer sur des relais syndicaux, telle la Confédération paysanne, mais également sur un ensemble d’acteurs, associatifs ou techniques, comme la Fnab (Fédération nationale d’agriculture biologique) ou l’Itab (Institut de l’agriculture et de l’alimentation biologique). (...)

Dernier moteur, et non des moindres, « la progression des connaissances », selon Claude Aubert. Malgré la frilosité des instituts de recherche comme l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), les études se sont succédées, démontrant les bienfaits de l’agriculture bio sur les écosystèmes comme sur la santé, et prouvant sa performance agronomique.

Et maintenant ? L’avènement à une très grande échelle de l’agriculture biologique est, d’après Philippe Desbrosses, inévitable : « L’agriculture conventionnelle est en crise, d’un point de vue économique, mais aussi d’un point de vue agronomique : les sols ne peuvent plus supporter davantage de chimie, les rendements vont décroissants, les aliments n’ont plus aucune qualité nutritionnelle ». Un argument répété par l’agronome Jacques Caplat, pour qui « seule l’agriculture bio pourra nourrir l’humanité ». Dans cette lignée, Louis Julian estime « décisive et historique », la prochaine décennie : « Plus de la moitié des agriculteurs vont partir à la retraite, rappelle-t-il, donc, soit leurs terres partent à l’agrandissement et à l’accaparement par des fonds de pension qui y feront pousser des agrocarburants, soit on mène dès à présent une politique ambitieuse d’installation en bio de jeunes paysans. »