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Mediapart
En Russie, des milliers de personnes manifestent contre Poutine malgré la répression
Article mis en ligne le 23 janvier 2021

À l’appel de l’opposant emprisonné Alexeï Navalny, des milliers de manifestants se sont rassemblés dans la plupart des villes de Russie, samedi, pour demander sa libération et le départ du président. Avec déjà plus de 67 millions de vues sur YouTube, l’enquête « Un palais pour Poutine » déstabilise le pouvoir.

« N’ayez pas peur ! Descendez dans la rue. Pas pour moi, pour vous et pour vos droits. » Cet appel, lancé depuis sa cellule de prison par l’opposant Alexeï Navalny, a été entendu. Par le pouvoir et par la population. Le premier a, ces derniers jours, mis en place une répression massive en interdisant tous les rassemblements annoncés dans plus de soixante-dix villes du pays.

Les menaces et dizaines d’arrestations préventives n’ont pourtant pas dissuadé des milliers de personnes de manifester, samedi 23 janvier, pour crier « Liberté », « Navalny » et « Poutine démission ». Ce sont dans les grandes villes de Sibérie que les mobilisations semblent avoir été les plus importantes : à Novossibirsk (la troisième ville du pays), à Irkoutsk, à Tomsk, à Omsk.

Au total, selon le média MBKh, au moins quinze mille personnes ont manifesté en Sibérie et dans l’Extrême-Orient russe. 174 personnes ont été placées en détention dans vingt-cinq de ces villes, selon le site de monitoring de la police, OVD-Info. Plus que le nombre total de manifestants, c’est la multiplication des rassemblements dans des dizaines de villes qui constitue une alerte sérieuse pour le pouvoir. Ils étaient ainsi quelques dizaines à Iakoutsk, ville isolée au nord du cercle polaire, par – 50 °C. (...)

À Moscou, où le rassemblement était appelé place Pouchkine, lieu symbolique du centre-ville, la police a été massivement déployée et le quartier entièrement bouclé. Des dizaines de manifestants ont été interpellés avant le début même du rassemblement. La marche prévue vers la place du Manège, à deux pas de l’enceinte du Kremlin, n’a pu se tenir. À Iekaterinbourg, grande ville de l’Oural, plusieurs milliers de personnes ont défilé par une température de – 30 °C. (...)

Parmi les slogans, l’un d’eux alertera sans doute tout particulièrement le Kremlin. « Va-t’en, va-t’en ! », ont crié les milliers de manifestants d’Irkoutsk, reprenant ainsi la formule martelée durant des mois par le soulèvement populaire des Biélorusses contre leur président-dictateur, Alexandre Loukachenko.

En ayant soutenu depuis cet été l’insurrection biélorusse, relayant images, appels et portraits de ses principales figures, le mouvement d’Alexandre Navalny n’a cessé d’expliquer que ce qui se passait chez ces tout proches voisins était aussi possible en Russie.

La sophistication comme le caractère systématique de la répression mise en place ces dernières années a de fait réussi à Vladimir Poutine. Depuis les grandes manifestations – essentiellement à Moscou – des années 2011 et 2012 pour dénoncer les fraudes électorales massives, aucune mobilisation importante ne s’est, depuis, organisée en Russie. Ces derniers jours, l’essentiel du message du mouvement de Navalny a été de dissiper cette peur.

Le courage de l’opposant, qui se savait certain d’être arrêté dès son retour à Moscou et risque désormais de longues années de prison (dix ans, selon les multiples affaires qui le visent), a-t-il déverrouillé cette peur diffuse dans une large partie de la population russe ? Près de deux cent mille personnes s’étaient inscrites sur Facebook et sa version russe V-Kontakt pour participer aux rassemblements de ce samedi.

Le Service fédéral de sécurité (FSB) a, ville par ville, tracé les manifestants potentiels, les avertissant que tout rassemblement était interdit, distribuant amendes et procédant à de nombreuses interpellations. Ainsi, une dizaine des principales figures du mouvement de Navalny et de son Fonds de lutte contre la corruption étaient, vendredi, arrêtées ou inculpées. (...)

Alexandre Navalny avait jusqu’alors une audience limitée auprès de certains cercles des classes moyennes et de la jeunesse urbaine. La tentative d’assassinat par empoisonnement organisée par une équipe secrète du FSB, le scandale international qui s’en est suivi et son choix de rentrer à Moscou pour défier directement Vladimir Poutine lui ont donné une stature nouvelle.

Son mouvement bénéficie d’un écho grandissant en Russie. Les médias d’État, qui jusqu’alors passaient sous silence cette opposition, ont été cette semaine contraints d’en parler. (...)

Mais il n’y a pas seulement Navalny. Son équipe a mis en ligne, en début de semaine, une enquête vidéo du Fonds de lutte contre la corruption qui vise directement Vladimir Poutine et la corruption à grande échelle qui l’entoure. (...)

Mise en ligne mardi, cette enquête comptait samedi midi déjà plus de 67 millions de vues sur YouTube. Son impact sera sans doute terrible pour Vladimir Poutine. Une enquête similaire du Fonds de lutte contre la corruption avait visé, en 2017, Dmitri Medvedev, le « double » présidentiel et premier ministre de Poutine. Celle-ci détaillait son incroyable enrichissement par la constitution d’un immense empire immobilier via des hommes de paille, des fondations de charité et des paradis fiscaux (l’enquête, sous-titrée en français, est à voir ici).

Comptant 40 millions de vues sur YouTube, cette enquête a largement contribué à détruire la popularité de Dmitri Medvedev. Il a, depuis, été éloigné du cœur du pouvoir : il n’est plus premier ministre depuis l’an dernier et préside le Conseil de sécurité de Russie.

Le « palais pour Poutine » a tous les éléments d’un scandale à grande échelle. (...)

Les manifestations de samedi seront, à coup sûr, ignorées ou minorées par le pouvoir. Elles constituent un avertissement sérieux. Car se mêle aux revendications de liberté, d’État de droit, de justice et de lutte contre la corruption, un profond mécontentement social lié à la crise économique et à la crise sanitaire. Navalny, 44 ans, a réussi, au prix de la prison, à mettre en scène de manière spectaculaire son duel avec Vladimir Poutine, 68 ans. Le Kremlin se trouve désormais confronté à une épreuve inédite pour laquelle la force pourrait ne pas suffire.