
Les mots « sans précédent » ne suffisent plus à rendre compte de l’ampleur des événements récents en Israël. Quelle que soit la suite des événements, nous sommes les témoins d’une histoire en marche. Jamais auparavant les Israéliens ne s’étaient soulevés en si grand nombre et avec un tel engagement contre leur propre gouvernement, au point de le mettre à genoux.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le Premier ministre Benjamin Netanyahou est pris au piège entre l’option d’arrêter son plan d’épuration du système judiciaire — mettant en péril la survie de la coalition la plus à droite et sa propre carrière politique — et l’option de laisser le pays s’enfoncer davantage dans le chaos, une crise constitutionnelle et peut-être même une guerre civile.
Le mouvement de protestation contre la réforme a commencé en janvier par des manifestations hebdomadaires assez importantes dans le centre de Tel-Aviv, qui se sont ensuite étendues à des manifestations de masse dans des dizaines de villes et de villages à travers le pays, en plus des « journées de perturbation » hebdomadaires, au cours desquelles les manifestants ont bloqué les principales autoroutes, les trains, le seul aéroport international du pays, les ports maritimes, etc. Viennent ensuite les pétitions des universitaires, des secteurs de la haute technologie, du droit et de la finance, les appels au désinvestissement et l’affaiblissement considérable du shekel. Enfin, des milliers de soldats — en particulier des unités d’élite des services de renseignement et de l’armée de l’air — ont annoncé leur refus collectif de servir et ont menacé la stabilité de l’armée. Leur refus a plongé l’establishment sécuritaire israélien dans un mouvement de panique et l’a conduit à soutenir de facto les protestations. (...)
La vague de refus a conduit le ministre de la défense Yoav Gallant qui, en tant que général de l’armée israélienne, a été responsable de la mort de près de 1 400 Palestiniens pendant la guerre d’Israël dans la bande de Gaza en 2008-2009, à demander l’arrêt immédiat de la réforme. Le renvoi rapide de Yoav Gallant par Netanyahu a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, poussant les acteurs les plus puissants, y compris les grandes entreprises, les syndicats, les universités, les petites entreprises et les municipalités israéliennes, à entrer dans le jeu, ce qui a eu pour effet de paralyser complètement le pays ce lundi. (...)
Dimanche soir, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées sur l’autoroute principale de Tel-Aviv et ont scandé à plusieurs reprises : « Sans égalité, nous brûlerons Ayalon », en référence à l’autoroute centrale qui traverse la ville. Et c’est ce qu’ils ont fait, en érigeant des barricades et en allumant des feux de joie qu’il a fallu plus de neuf heures pour éteindre. (...)
Les leaders de la contestation ont tout fait pour montrer à quel point ce mouvement est sioniste : ils ont acheté des centaines de milliers de drapeaux israéliens afin de noyer les quelques drapeaux palestiniens portés par un petit nombre de manifestants ; ils ont chanté l’hymne national à chaque rassemblement ; ils ont mis en avant les antécédents militaires des orateurs et ont utilisé une iconographie militariste dans bon nombre de leurs dessins. Ils ont également empêché les quelques Palestiniens invités à s’exprimer lors des rassemblements de parler de l’occupation, tandis que les dirigeants de l’opposition juive ont tenu des conférences de presse qui excluaient délibérément les dirigeants de l’opposition palestinienne. Il n’est donc pas étonnant que ce soit le licenciement de Gallant et le sentiment que Netanyahou travaille contre la sécurité nationale qui aient fait basculer la situation en sa défaveur. (...)
La « démocratie » qui fait l’objet des manifestations est donc une conception juive interne du terme. C’est un reflet tragique et crispé de la profondeur de la suprématie juive dans les veines de la politique israélienne, de son caractère essentiel en tant que principe d’organisation et dans le tissu du pays.
Pourtant, le moment actuel pourrait également mettre le pays sur une nouvelle voie — pour trois raisons. (...)