
Les paysans indiens sont toujours mobilisés malgré la suspension, en janvier, de la réforme à l’origine du mouvement. Les projets de loi du gouvernement ont pour ambition de déréguler le marché agricole.
Plus de quatre mois de protestations, des campements gigantesques autour de New Delhi, des barrages routiers… La mobilisation paysanne se poursuit en Inde, malgré la suspension, provisoire, de la réforme agraire à l’origine du mouvement – le plus important qu’ait connu l’Inde depuis son indépendance. Les paysans estiment n’avoir obtenu aucune garantie de leur gouvernement sur le maintien d’une agriculture régulée et des prix minimums pour leurs récoltes. (...)
En quoi consiste la réforme agraire qui a provoqué une mobilisation sans précédent des paysans indiens ?
Bina Agarwal : Cette réforme, qui est pour l’instant suspendue, est composée de trois lois. La première touche aux « mandis », qui sont les marchés agricoles indiens, fondés dans les années 1950 et 1960 pour réguler la vente des produits agricoles afin de réduire l’exploitation des paysans par les négociants. Chaque État indien a alors été découpé en différents mandis, afin que les paysans puissent écouler leur production à une distance raisonnable de leur ferme – même si le maillage n’est pas parfait. Dans chaque mandi, on trouve trois types d’acteurs : le négociant, qui doit s’acquitter d’une licence de l’État afin de pouvoir acheter les produits des paysans ; un agent, qui touche une commission et agit comme intermédiaire entre le négociant et le paysan ; et le paysan lui-même, qui vend ses produits.
Le paysan apporte sa production à l’agent, lequel garantit la nature et la qualité de sa récolte et organise une vente aux enchères. Le prix est alors déterminé, et le commerçant achète la récolte. Parfois, l’agent et le paysan se connaissent bien : l’agent peut lui fournir informellement des services, lui accorder un crédit sur ses intrants… Dans le mandi, le paysan peut également trouver des espaces de stockage, des semences… (...)
C’est un système très spécifique à l’Inde, que vous n’avez pas en Europe. Chaque agriculteur est censé vendre sa production au mandi auquel il est rattaché. Les taxes et licences, collectées par les gouvernements régionaux, sont un revenu important utilisé jusqu’ici pour les infrastructures dans les mandis. Dans le Penjab et l’Haryana [nord-ouest de l’Inde – ndlr], où se trouvent les plus gros surplus de blé et de riz du pays, les gouvernements ont beaucoup investi dans ces infrastructures. Mais en plusieurs endroits, des mandis sont connus pour leur mauvaise gestion et leurs mauvaises pratiques.
La réforme va changer ce système : selon le gouvernement central, elle devrait permettre au paysan de vendre sa production à qui il le souhaite, à des acteurs privés ou à l’État, dans son mandi ou ailleurs. Même si en réalité, la possibilité de vendre hors du mandi existe déjà, la réforme ouvre la voie à l’entrée sur le marché de grandes entreprises privées, sans qu’elles aient de taxes à payer.
Le négociant qui payait une licence ne sera plus incité à le faire puisqu’il pourra acheter les récoltes sans passer par la structure du mandi. L’un des conséquences de cette loi, c’est donc une baisse de revenu pour les gouvernements régionaux et à terme, un recul de l’investissement dans les mandis. Et pour les agriculteurs, c’est la perte d’un espace qui leur était consacré, avec ses services, ses relations de confiance, et la garantie d’un prix équitable. Si la réforme est appliquée, les agriculteurs devront négocier individuellement leur prix avec un acteur privé qu’ils ne connaîtront pas. Or une petite ferme ou même une ferme de taille moyenne ne peut pas être en position de force pour négocier.
Le dernier projet de loi modifie le statut des produits essentiels. Une série de cultures, comme les patates, les oignons et les céréales, ne pouvaient pas, jusqu’à présent, être stockées par les revendeurs – à moins d’un besoin urgent sur une culture décrété par le gouvernement. Désormais, si la loi est appliquée, cela sera possible. Cela ouvre la voie à la spéculation sur les biens alimentaires : vous achetez des cultures quand elles sont à bas prix et vous les revendez quand le prix monte… (...)
Il faut savoir aussi que la plupart de ces paysans n’ont pas accès au crédit bancaire. D’après les dernières estimations, qui datent de 2013, le revenu mensuel moyen d’un agriculteur était de 6 500 roupies (75 euros).
Pour améliorer les revenus de cette population, nous devons changer notre modèle agricole. Sous la « révolution verte », dans les années 1970, l’Inde a promu un ensemble de pratiques agricoles pour augmenter les rendements, basées sur l’utilisation de pesticides, de fertilisants et l’approvisionnement en eau. Dans de nombreux États, la monoculture s’est peu à peu imposée, avec une forte dépendance à l’eau et aux produits chimiques. On a ainsi créé un modèle agricole qui s’avère aujourd’hui non soutenable, que ce soit économiquement ou écologiquement, en particulier en termes de ressources hydriques. La réforme ne remédie pas du tout à cette question. (...)
Certes, le nombre de manifestants a diminué, il y a eu des évacuations en certains endroits. Mais les agriculteurs mobilisés ont mis en place un système de rotation pour pouvoir rentrer chez eux, et ils sont toujours des milliers dans les rassemblements et les sit-in, qui ne se limitent pas à la périphérie de Delhi. C’est d’ailleurs plus étendu à travers le pays qu’en novembre-décembre. Mais il est impossible d’avoir des chiffres exacts.
Quand la Cour suprême a suspendu en janvier la réforme pour 18 mois, elle a aussi recommandé la mise en place d’un comité de quatre personnes pour aller discuter avec les manifestants et émettre des recommandations. Or les paysans n’ont vu dans ces quatre membres que des « pro-réforme ». Ils ont le sentiment que ce qui est bon pour eux a déjà été décidé et que le comité est avec le gouvernement.
Il est intéressant de noter que les femmes ont un rôle important dans le mouvement. Elles figurent toujours par milliers dans les rassemblements et on estime qu’elles étaient près de 100 000 le 8 mars, journée internationale des droits des femmes. (...)