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Mediapart
En Biélorussie, « la peur est tombée »
Article mis en ligne le 12 août 2020

La mobilisation ne faiblit pas en Biélorussie où elle doit faire face à une violente répression. Les manifestants demandent le départ du président Alexandre Loukachenko. Décryptage d’un mouvement inédit, alors que l’opposante principale est partie se réfugier en Lituanie.

Depuis dimanche et la réélection annoncée d’Alexandre Loukachenko à la présidence, la Biélorussie fait face à une mobilisation nouvelle. Dans ce pays rarement ébranlé depuis vingt-six ans, les citoyens sont descendus par milliers dans la rue, et pas seulement à Minsk, la capitale.

En guise d’opposition, ils portent le plus souvent un bracelet blanc. Ils ne veulent plus de leur autocrate, dont le résultat officiel, 80,2 %, est démenti par de nombreux bureaux de vote qui n’ont pas suivi, cette fois-ci, les consignes de la Commission électorale.

Comment analyser cette contestation dans un espace postsoviétique dont les nombreux soubresauts avaient jusqu’ici épargné la Biélorussie ? Peut-on tracer quelques similitudes avec le soulèvement ukrainien du Maïdan ? « Je l’avais annoncé : le Maïdan n’aura pas lieu, peu importe la manière dont ils [les opposants] s’y prendraient », a déclaré pour sa part Loukachenko au lendemain de la première nuit de manifestations…

Le mouvement défie l’analyse tant la situation est mouvante. Ce mardi 11 août, la candidate de l’opposition Svetlana Tsikhanovskaïa, qui conteste le résultat de l’élection, a pris la fuite vers la Lituanie après avoir passé plusieurs heures, lundi, au siège de la Commission électorale. Alors que son mari et une bonne partie de son équipe électorale sont en prison, elle a lu, à l’évidence sous la contrainte, un message diffusé sur les réseaux sociaux dans lequel elle appelle les citoyens à cesser de manifester.

Le même jour, trois des plus grandes usines d’État du pays étaient en grève, et les rassemblements reprenaient. Dans la soirée, le gouvernement a coupé toutes les liaisons internet du pays. Éclaircissements avec Ioulia Shukan, chercheuse en sociologie politique à l’université de Paris-Ouest Nanterre. Cette spécialiste de la Biélorussie et de l’Ukraine se trouvait à Minsk une semaine avant les élections. (...)

Ioulia Shukan : Il y a plusieurs causes très profondes, au premier rang desquelles la dégradation de la situation socio-économique. (...)

À cela s’est ajoutée l’épidémie de coronavirus. Le pouvoir a rejeté toute mesure sanitaire – alors qu’il y a avait une attente dans la population – (...)

Le président s’est exprimé avec beaucoup de mépris pour les victimes, laissant entendre que c’était de leur faute si elles étaient tombées malades. Cette crise a montré que la sollicitude de l’État, pourtant au cœur du régime Loukachenko, n’existe pas.

Il faut noter aussi que les médias en ligne et les chaînes du réseau Telegram, qui permettent de déjouer les coupures d’Internet, jouent un grand rôle dans la mobilisation. (...)
Cette protestation est aussi le fait d’un saut générationnel : l’électorat de Loukachenko était assez âgé, tandis que, parmi les manifestants, on trouve des jeunes qui ont voyagé, qui connaissent l’Union européenne… La Biélorussie est l’État postsoviétique qui reçoit le plus de visas Schengen !

Enfin, la façon dont le pouvoir a géré la campagne électorale a contribué à alimenter la contestation. (...)

L’émergence de cette opposition et l’ampleur des manifestations depuis dimanche ont quelque chose de surprenant… On avait l’impression d’un régime congelé, rien ne semblait bouger depuis l’arrivée au pouvoir de Loukachenko il y a vingt-six ans… En 2016, aux dernières législatives, seulement deux députées de l’opposition avaient été élues !

On a sous-estimé l’érosion du régime, lente mais réelle. (...)

Cette fois-ci les alternatives sont nouvelles, en dehors de toute appartenance partisane. Svetlana Tsikhanovskaïa dit elle-même qu’elle n’est pas une leader, qu’elle est juste un symbole de la contestation. (...)

Elle n’a d’ailleurs pas de programme politique, pas de repère idéologique. Elle a surtout fait la promesse de libérer les prisonniers politiques et économiques du pays, ainsi que la promesse d’une nouvelle élection présidentielle dans les six mois. Durant la campagne, elle se présentait elle-même comme une figure de transition et disait vouloir ensuite retrouver sa vie d’avant. (...)

un certain nombre de bureaux de vote, où l’a emporté, ont refusé de falsifier les résultats officiels. Cela concerne principalement Minsk et ses nouveaux quartiers, construits il y a 10-15 ans, où habitent beaucoup de jeunes, mais également de petites villes de province, dont les habitants étaient jusque-là plutôt acquis au régime. (...)

Svetlana s’appuie sur cette falsification pour contester la réélection de Loukachenko, mais cet élément est déjà passé au second plan tant la protestation dépasse le résultat électoral. (...)

. À Minsk, toutes les places ont été fermées par les autorités ; c’est donc une mobilisation très mobile, qui s’adapte : les gens se rassemblent un peu partout. (...)

Il y a par ailleurs une espèce de radicalisation. Des barricades sont érigées, des appels à s’équiper et à se protéger circulent. En face, l’appareil policier tient bon (...)

Si la mobilisation ne parvient pas à atteindre le régime, on peut craindre que Loukachenko poursuive sur la voie de la répression et provoque un bain de sang. (...)

Quelques usines sont touchées par des mobilisations protestataires aujourd’hui, mais il ne s’agit pas d’une grève générale. (...)

Le mouvement biélorusse est pour l’instant sans aucune ressource ni organisation, il est porté par des citoyens et se propage grâce à Internet et malgré les tentatives des autorités de plonger le pays dans un black-out total. (...)

On observe également, comme il y a six ans à Kiev, beaucoup de solidarité : soutien entre manifestants et automobilistes, citoyens qui laissent la porte de leur immeuble ouverte au cas où des personnes doivent se mettre à l’abri, collecte de fonds pour payer les amendes – dans le pays comme au sein de la diaspora…

Pour une grande partie des Biélorusses, la peur est tombée. Notamment lorsque Svetlana Tsikhanovskaïa a fait sa campagne électorale en province : les gens se sont alors rendu compte qu’ils n’étaient pas minoritaires. Pendant trois semaines, elle a enchaîné des meetings qui rassemblaient entre 8 000 et 10 000 personnes dans les grandes villes ; cela a donné à la population un sentiment d’unité et de force. L’erreur du pouvoir a été de ne pas le voir.