
Ils sont d’abord cinq, puis dix, puis cinquante. Tous courent vers la même cible : un jeune homme aux cheveux longs, un appareil photo autour du cou. Pris au piège au milieu d’une foule de citoyens ivres de haine, il passe de mains en mains, roué de coups, traîné par terre, tiré par les cheveux. L’agression dure plusieurs minutes, insoutenable, avant que les quelques policiers présents n’interviennent et ne mettent fin à ce qui ressemble à un lynchage collectif en bonne et due forme.
Photographe ? Révolutionnaire ? Egyptien ou étranger ? On ignore tout de cette victime, hormis le fait qu’elle représente une menace évidente pour ses agresseurs. « Appareil photo et cheveux longs ! Il a le profil type des gens accusés par les médias de comploter contre l’Egypte ou d’être des terroristes ! Aujourd’hui, ce n’est pas seulement la police ou l’armée qui attaque, ce sont aussi les citoyens. Ils ont perdu leur humanité ! »
Effondrée, Naïra regarde la scène depuis le premier étage d’un immeuble du quartier de Borsa au cœur du Caire, où elle s’est réfugiée avec quelques amis manifestants et journalistes. Agée de 27 ans, la jeune femme participe à toutes les manifestations depuis le début de la révolution. Elle n’imaginait pas un troisième anniversaire aussi belliqueux. (...)
Les jeunes révolutionnaires n’avaient pas choisi le 25 janvier au hasard. Jour de la fête de la police, ils descendaient dans les rues pour demander « du pain, de la liberté, de la justice sociale » et la fin de l’Etat policier de Moubarak. Trois ans plus tard, l’anniversaire a un goût amer. (...)
Depuis le renversement du président Frère musulman Mohamed Morsi par l’armée en juillet 2013, le ministère de l’intérieur, avec l’assentiment des militaires aux manettes, a retrouvé de sa superbe. La police s’attaque sans relâche et dans un esprit de revanche non dissimulé à toute forme d’opposition. Une répression aveugle soutenue par une large frange de la population, galvanisée par une rhétorique d’incitation à la haine et à la xénophobie diffusée par la quasi-totalité des médias. (...)
« La situation est pire que pendant les 18 jours d’affrontements contre les forces de Moubarak. Car, aujourd’hui, le régime militaire est soutenu par le peuple. Je ne peux pas dire que je suis contre le général Al-Sissi dans la rue », explique Talal, manifestant d’une vingtaine d’années, évoquant le tendance aujourd’hui partagée par beaucoup d’Egyptiens à jouer le rôle de « l’honorable citoyen ». C’est-à-dire dénoncer les personnes soupçonnées d’œuvrer contre le régime et les remettre gentiment dans les mains de la police.
54 MORTS
La nuit est tombée sur le centre-ville alors que des rixes éclataient entre pro-Sissi et opposants. Parmi les sympathisants du régime, on comptait bon nombre de policiers en civil, bien souvent armés de pistolets. Les médias égyptiens, fidèles à leur rengaine, ont accusé les manifestants Frères musulmans d’être à l’initiative des violences. (...)