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Edgar Morin (Sociologue) : Redonner un sens à la marche du monde
Hichem Ben Yaïche et Guillaume Weill-Raynal 2 janvier 2020
Article mis en ligne le 28 mars 2021

Dans deux ans, Edgar Morin fêtera ses 100 ans. Cet immense intellectuel, qui a écrit quelque 80 livres, est inclassable tant il a labouré les disciplines et les sujets. Ces adversaires lui reprochent ce choix et cette position transversale.

Entretien avec Hichem Ben Yaïche

Vous avez traversé le siècle, écrit des dizaines de livres…, avez-vous encore quelque chose à nous dire ?

Je continue, parce que les causes, ou plutôt la grande cause, à laquelle je me suis voué devient de plus en plus capitale. Je ne parle pas seulement de cette cause que nous connaissons depuis plusieurs années, de la défense de la planète et de la dégradation écologique, mais aussi de cette situation que connaît aujourd’hui le monde : toutes les nations sont en interdépendance, tous les humains ont un même destin commun, les mêmes périls, les mêmes problèmes, les mêmes espérances… ou plutôt, les mêmes désespérances.

C’est donc le destin de cette espèce à laquelle j’appartiens, dont je ne suis qu’une modeste particule, mais dont je me sens de plus en plus faire partie qui m’importe. D’autant que nous sommes dans une période de telles incertitudes, de telles mutations que j’aimerais vraiment voir ce qui va se passer et y participer. C’est un processus qui va prendre des dizaines d’années, et vu mon âge, je sais que je ne verrai pas grand-chose, mais c’est un processus passionnant qui me prend aux tripes, et au cerveau… À un moment donné, le couperet tombera. Mais tant qu’il n’est pas tombé, je continue.

Au-delà de votre parcours, qu’est-ce qui caractérise la « méthode Edgar Morin » ?

D’abord la prise de conscience de la complexité du monde et de l’être humain. Hobbes, le grand philosophe du XVIIe siècle, disait que l’être humain est possédé par ses passions qu’il doit parvenir à contrôler. D’un autre côté, Rousseau disait qu’il est bon par nature. Personnellement, je considère que ces deux vérités contraires se complètent : l’homme est un être fragile qui possède mille possibilités, le pire et le meilleur, capable par sa puissance inouïe et sa technique, mais d’une fragilité incroyable par sa sensibilité quand les êtres qu’il aime meurent ou disparaissent. C’est toute la complexité du réel !

Par exemple, la mondialisation est un phénomène qui a des aspects très positifs mais aussi très négatifs. Il faut regarder les deux, les soupeser… Malheureusement, nous vivons dans un monde où l’éducation nous empêche de voir la complexité, car elle découpe la réalité en petits compartiments séparés. Dans aucun lycée ni aucune université, on enseigne ce qu’est l’être humain, cet être à la fois biologique, social, et spirituel. Toute ma préoccupation est partie de la constatation de la complexité, des ambivalences, des contradictions, des difficultés du monde et de l’être humain, pour parvenir à élaborer une méthode pour pouvoir les affronter. À cet égard, La Méthode est l’oeuvre principale de ma vie.

Vous passez pour un intellectuel iconoclaste et subversif. Qu’est-ce qui explique en vous cette volonté d’échapper à tout classement, de vous situer au carrefour de plusieurs frontières, celles de la sociologie, de la philosophie politique et des sciences sociales ?

La réponse à votre question est contenue dans l’affirmation qui la précède ! Dès mon premier livre important, L’homme et la mort, j’ai dû puiser dans toutes les sciences humaines, depuis la préhistoire jusqu’aux sciences des religions, en passant par la biologie. C’est cette nécessité qui me rend subversif. Je ne cherche pas à être « anormal ». Je serais très heureux de pouvoir être dans la normalité. Mais, sans le vouloir, je vais contre les dogmes d’une société où les gens sont habitués à penser de manière unilatérale.

Tout de même, vos choix idéologiques témoignent d’un esprit « antisystème », ce qui est paradoxal, dans une certaine mesure…

Je ne suis pas pour la dogmatisation, que je distingue du « systémisme ». Je dirais même que le systémisme n’est pas la systémisation. Qu’est-ce qu’un système ? C’est une notion que j’utilise beaucoup, car un système est constitué d’éléments très différents. Une bactérie est composée de molécules très différentes, dont aucune ne possède les propriétés de la vie. C’est l’ensemble de son organisation complexe qui permet à la bactérie de se reproduire et de se réparer grâce à ses capacités cognitives. C’est ce qu’on appelle l’émergence (...)

Je suis très frappé de voir que la technique et la science continuent à progresser. Nous voyons aujourd’hui des robots fabuleux qui font des opérations incroyables, tout cela progresse mais dans le même temps, nous constatons une régression morale, spirituelle et intellectuelle. (...)

On fait toujours des paris ! Et ma vision complexe intègre toujours l’incertitude et le pari. Et lorsque je fais un pari, je vérifie toujours, pour voir, si, à un moment, je ne vais pas dériver. Ainsi, pendant la guerre, je suis entré en résistance en faisant le pari d’être communiste malgré tous les vices du passé, parce que je pensais que la culture du communisme allait finir par s’épanouir dans un monde fraternel. Et après, la guerre, lorsque j’ai vu les débuts de la guerre froide et du durcissement, les anathèmes et les procès m’ont déconverti. D’autres sont restés dans leur foi fanatique, mais en ce qui me concerne, j’ai compris et je me suis détaché. On peut faire des paris, mais il faut toujours en examiner les conséquences. (...)

La mondialisation se traduit aussi par ce qu’on appelle la provincialisation des esprits, une sorte de retour à la tribalisation. Êtes-vous inquiet par ce phénomène qui saisit le monde ?

D’un côté, une partie de l’humanité est poussée par l’Occident dans une croyance en la loi du progrès, vue comme une loi historique qui faisait du développement scientifique l’équivalent d’une loi morale, éthique, démocratique, etc. Mais à partir de la fin du siècle dernier, le futur radieux qui nous était promis s’est effondré. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à l’incertitude du futur qui nous emporte à toute vitesse nous ne savons pas où.

Là-dessus, sont survenus deux événements : la crise économique et financière de 2008 qui, comme toute crise économique, a créé des angoisses ainsi que cette crise de la démocratie que nous connaissons. À quoi est venue s’ajouter une crise de civilisation, car notre civilisation occidentale qui a produit des choses de grande qualité a aussi produit des vices et des carences. Ces aspects négatifs se développent aujourd’hui, notamment à travers l’égoïsme. On incite les pays pauvres à se développer, en oubliant que le développement technoscientifique détruit des systèmes de solidarité traditionnels vitaux. Il faut combiner le développement, qui permet l’autonomie personnelle, avec le respect des communautés.

Mais comment mettre cette théorie en pratique ?

Même en théorie, le travail critique du développement n’a pas encore été fait. La pratique ne dépend pas de moi. Mon message a peut-être essaimé auprès des intellectuels, mais il n’a pas encore essaimé dans le monde des politiques. Face à la crise actuelle, nous connaissons un vide total de la politique. C’est l’une des raisons de la chute des partis politiques traditionnels. Et c’est en raison de ce vide que la politique s’est mise à la remorque de l’économie et que l’économie, elle-même, s’est mise à la remorque du néolibéralisme. J’essaye de lutter contre ce vide en apportant des idées et des méthodes, mais que puis-je faire ?

Précisément, votre oeuvre ne s’attarde pas sur cette prépondérance de la dimension économique qui, pourtant, aujourd’hui, structure les comportements. Pour quelles raisons ?

La gauche a vécu très longtemps sur une pensée très cohérente, appuyée sur celle de Karl Marx. Mais au bout d’un certain temps, cette pensée s’est vidée. Après quelques réalisations utiles inspirées de l’État-providence, la gauche s’est retrouvée face à un vide. Et sont arrivées les années Thatcher et Reagan, lors desquelles le libéralisme économique s’est répandu dans le monde. Faute de pensée, tout le monde s’est accroché à ce néolibéralisme, comme s’il apportait la solution unique. Les dirigeants de l’URSS savaient très bien que leur économie bureaucratisée ne fonctionnait pas ; ils ont cru qu’il leur suffisait de rétablir la liberté économique et la libre concurrence. En croyant bien faire, ils ont, en réalité, rétabli le règne des mafias. Nous sommes aujourd’hui, dans un creux, dans un vide, sur lequel j’essaye de réfléchir, mais je n’ai aucun moyen d’agir.

Crise des cultures, des conflits partout dans le monde, crise du multilatéralisme… Ce sont des signes qui indiquent qu’on va vers le collapse ?

Ces signes indiquent un processus déjà très régressif et qui peut devenir catastrophique. Ce processus régressif se vérifie d’ailleurs chaque jour dans le monde entier par l’apparition d’États néo-autoritaires, ou de chefs d’État très autoritaires et très bornés, liés uniquement à la finance. Et cette combinaison des crises différentes, des guerres locales, et plus encore, de la grande crise écologique, des migrations, etc., peut effectivement mener à une catastrophe. Il n’est pas possible, bien sûr, de prédire quand cela commencera et comment cela se développera. Je ne crois pas au collapse généralisé, je ne pense pas que tout va s’effondrer et que l’humanité en reviendra au stade de Mad Max ou de gangs qui s’affrontent.

Nous n’éviterons pas des catastrophes historiques. Certaines sociétés connaîtront des crises profondes, peut-être que d’autres s’en tireront, je ne sais pas, on ne peut pas prophétiser. Pour autant, la somme des angoisses et des incertitudes favorise cette régression, parce que, dans ces situations, on cherche le sauveur, ou alors, on cherche le bouc émissaire, le coupable.

Tout cela conduit à une période malsaine de régression. (...)

Le problème est là : redonner un sens… Qu’est-ce que c’est que la morale ? C’est la responsabilité et la solidarité. Si l’éducation favorise cette recherche du sens, alors la vie serait meilleure dans les différents pays. Et nous accéderions à cette capacité d’avoir conscience du destin commun de l’humanité qui nous lierait tous. Malheureusement, nous en sommes loin. (...)

Que craignez-vous le plus ? Le choc des civilisations, le choc des religions ? Nous assistons aujourd’hui à un antagonisme entre l’Islam et le monde occidental. Comment apprécier la gravité de cette réalité ?

Nous observons non seulement la montée de l’islam radical – le djihad – mais aussi ce mouvement plus général de retour à la piété, dans le monde arabo-musulman. Les conditions de ce phénomène sont connues : il y a eu d’abord l’indépendance ; ensuite, les tentatives de démocratisation, mais nous savons que la démocratisation est une chose très difficile, il faut plusieurs siècles pour qu’elle s’implante ; nous avons connu des tentatives de socialisme arabe, au Moyen-Orient, avec tous les partis Baas qui se sont dégradés en de terribles dictatures ; nous avons connu la colonisation économique de tous ces pays par les grandes puissances, d’abord l’Occident, et aujourd’hui, la Chine et d’autres. Tout cela a produit un repli sur l’identité ethnique et religieuse. Ici, cela se passe d’une autre façon, mais tous ces gens qui ont peur de l’Islam, du monde arabe, des migrants, etc., ce sont des gens qui, eux-mêmes, vivent dans un monde fermé. Plusieurs barbaries se sont développées. (...)

Nous vivons donc une crise profonde, une régression, dont je ne suis pas en mesure de prédire à quel type de catastrophe elle risque d’aboutir. Certaines sociétés, peut-être, s’effondreront. D’autres stagneront. L’avenir est incertain, et dans cette incertitude, je prends le parti, que je crois favorable à tout ce qui unit les gens et les fait s’ouvrir sur autrui : le parti de l’humanité, de l’éros, de l’amour et de l’union, contre tous les partis de la désintégration et de la mort.

Votre épouse est universitaire, d’origine marocaine. Que vous a-t-elle apporté dans cette ouverture vers le monde musulman ? Qu’est-ce qui vous a le plus éveillé et ouvert les yeux ?

D’un côté, je suis entré à l’intérieur d’une famille, et non pas à l’extérieur, comme c’était le cas auparavant, lorsque j’étais invité, pris en charge, comme conférencier. C’est quelque chose de très profond, qui m’a permis de découvrir les qualités d’ouverture et d’hospitalité. Je suis entré à l’intérieur d’un monde très divers, qui n’est pas homogène, comme on croit le voir de l’extérieur. On y rencontre des gens aux points de vue très différents, qui peuvent être comme moi.

Je ne me dis pas agnostique, parce que le mot est trop teinté de scepticisme ; je crois au mystère. L’univers porte un mystère créateur que l’on ne peut pas expliquer, dont ma raison et mon esprit sont incapables à expliquer le caractère extraordinaire. Je suis entré dans un monde qui, jusqu’à présent, m’était étranger, et qui m’est devenu familier. Je ne parle pas que du Maroc mais de l’ensemble du monde arabe. Une partie de la famille de mon épouse vient du Yémen, du Moyen-Orient, et une autre d’Andalousie, comme du reste une partie de ma propre famille. Je suis entré dans cette humanité que je connaissais déjà un peu et que j’estimais de l’extérieur et à la laquelle je me sens désormais profondément lié.

De surcroît, mon épouse est universitaire, sociologue et elle a fait des études sur la pauvreté dans certains pays, et pas seulement au Maroc, en Afrique du Nord et en Amérique latine. Elle m’a permis de découvrir des milieux où joue encore la solidarité, celle des grandes familles – avec les cousins, les oncles, etc. –, où les rapports de voisinage sont solidaires, où les gens peuvent bien vivre avec très peu de ressources monétaires, parce que leurs parents leur apportent de la nourriture de la campagne, où les commerçants leur font crédit, etc. L’irruption dans ce monde d’un monde extérieur monétaire a entraîné une dégradation de la solidarité, pire que la situation antérieure. Cela me permet de mieux comprendre les dégradations qu’apporte la civilisation occidentale incontrôlée – c’est-à-dire l’égocentrisme, la recherche du profit à tout prix – dans ces civilisations qui avaient une culture riche et humaine. Mon épouse m’a permis de comprendre tout cela.

Aujourd’hui, face au retour de la haine et de cette détestation généralisée qu’on voit un peu partout, comment réagissez-vous ?

On retrouve malheureusement des similitudes avec le passé, même si tout n’est pas comparable. Il est vrai que, dans les années 1930, une grave crise économique mondiale a entraîné une crise de la démocratie qui, à son tour, a permis l’accès au pouvoir – d’une façon démocratique – d’un parti totalitaire qui a détruit la démocratie. Je me souviens très bien qu’ici, en France, les Juifs étaient rendus responsables de tout. L’antisémitisme existe toujours, mais à ses côtés progresse aussi le racisme anti-arabe, anti-musulman, etc. Les crises ont toujours suscité la recherche de boucs émissaires.

Autre trait commun avec le passé, nous marchons comme des somnambules vers des catastrophes possibles. (...)

Quels sont les éléments d’espoir pour le monde de demain ?

Permettez-moi de vous citer ces vers du poète Hölderlin qui dit que là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. Autrement dit, plus nous approcherons des dangers, plus nous aurons la chance d’avoir un sursaut de conscience et de prendre un certain nombre de mesures contre ces dangers.

En outre, je tire de mon expérience personnelle que bien souvent, un événement improbable vient transformer le cours de l’histoire.(...)

Mon expérience de la vie m’enseigne que l’improbable bénéfique peut toujours arriver. J’ai foi dans la prise de conscience et dans l’improbable. Et je pense que tout ce qui peut nous rassembler, nous fraterniser et nous unir est bon et tonique. Même si nous ne parvenons pas à changer le cours des choses, au moins, nous pourrons nous dire que nous avons fait quelque chose de bon et d’utile.