S’il est une question qui reste un peu mystérieuse au royaume de l’économie, c’est bien celle de la monnaie. Les mauvaises langues diraient que c’est parce que les économistes s’en mêlent, et elles n’auraient pas tout à fait tort. La monnaie est en effet un objet mal identifié si on la considère uniquement sous l’angle des fonctions économiques qu’elle remplit, a fortiori celles qu’elle remplit dans l’économie capitaliste. Cet angle est un angle mort : on croit que l’humanité est passée du troc à la monnaie comme elle est passée de l’âge de pierre à l’âge de fer, et que la dette est une tache qu’il faudrait effacer à jamais parce qu’elle serait une faute, la marque d’un déshonneur.
Or, l’histoire des sociétés humaines nous apprend que, sans doute depuis des millénaires, monnaie et dette sont liées entre elles, parce que c’est par leur biais que se constituent et se perpétuent les échanges sociaux. Ces échanges révèlent, d’une part, la nature des liens entre les individus et entre eux-mêmes et la société, et, d’autre part, l’état des rapports de force dans la société. C’est donc une réflexion sur ce qu’est véritablement la monnaie qui peut éclairer d’un nouveau jour la situation sociale et politique que les peuples européens vivent aujourd’hui. Ainsi, notre dossier et la partie « débats » de ce numéro invitent à croiser théorie de la monnaie et situation politique créée par ladite crise de la dette grecque.
Le dossier s’ouvre par un texte de Guillaume Pastureau, qui propose un « petit préalable à la reconquête » de la monnaie. Préalable parce qu’il faut revisiter les sociétés à la lumière de l’anthropologie (...)
Vient ensuite l’entretien que nous a accordé Michel Aglietta. Fondateur de l’école française de la régulation, il a beaucoup contribué à renouveler la vision de la monnaie, dans la perspective ouverte par l’anthropologie, pour établir qu’elle est un rapport social, un « rapport d’appartenance des membres d’une collectivité à cette collectivité dans son ensemble, qui s’exprime sous la forme d’une dette ». (...)
Michel Husson décrypte en quoi la Grèce est devenue « une économie dépendante et rentière » : parce qu’elle doit importer nombre de marchandises et parce que sa classe dominante est championne toutes catégories pour capter la richesse à son profit. Sont ainsi mises en évidence les véritables causes de ladite crise de la dette publique : une classe dominante prédatrice et non pas des pauvres trop dépensiers ou trop assistés.
Éric Toussaint enfonce le clou en montrant pourquoi l’augmentation considérable de la dette publique grecque est à la fois illégitime, illégale, odieuse et insoutenable. Un audit de cette dette est commencé depuis l’arrivée au pouvoir de Syriza et devrait attester ce diagnostic. (...)
La revue Les Possibles ouvre ses colonnes à un texte provocateur d’Edwin Le Héron, qui conteste le fait que l’on puisse annuler une dette publique. Selon lui, deux arguments plaident en ce sens : la dette publique est adossée à des biens publics et il faut assurer la continuité de l’État, même si des erreurs ont été commises, dès l’instant où les décisions ont été prises démocratiquement. Le premier argument est exact, à condition justement que cette dette ait été contractée pour financer véritablement des actifs réels, et non pas pour alléger les impôts des riches et les faire profiter de taux d’intérêt générateurs d’un effet boule de neige. Ce n’est pas ce qu’on constate en Grèce et dans bien d’autres pays. Le second argument est fondé sur un rappel historique qui se retourne contre lui : l’État vichyste de collaboration avec le nazisme n’ayant pas assuré la continuité de la République, sa dette n’avait pas plus de légitimité que lui-même. La légitimité d’une situation particulière ne peut donc être établie in abstracto. (...)
Ce numéro des Possibles s’ouvrait en affirmant vouloir sortir du champ étroit de l’économie pour considérer la monnaie dans toute sa complexité sociale. Au terme de ce parcours, nous voyons que les enjeux de la réappropriation de la monnaie et du sens de la dette publique concernent l’ensemble de l’organisation de la société. Se débarrasser de la monnaie en tant que bien public/collectif/commun et de la dette ne pourrait que conduire aux impasses néolibérales, c’est-à-dire au programme thatchérien de négation de la société. Au contraire, dette et monnaie font société.