
Ils équipent nombre de cuisines modernes et design. Les plans de travail en quartz de synthèse, blancs ou colorés, sont à la mode et font la fortune de leurs fabricants. Mais dans les usines qui les produisent, plusieurs ouvriers tombent malades, voire décèdent. En cause : la silice et les nombreux produits chimiques — cancérigènes et perturbateurs endocriniens — présents dans ces agglomérés, qui intoxiquent les employés et menaceraient même la santé des particuliers cuisinant sur ces plans de travail. Un dirigeant d’entreprise et des ouvriers lancent l’alerte. Enquête.
La silicose était une maladie répandue chez les mineurs exploitant le charbon. José Araque Martinez, lui, travaillait dans une usine du groupe espagnol Cosentino, un des leaders mondiaux de la fabrication des plans de travail en quartz de synthèse pour cuisine. Huit anciens ouvriers de cette entreprise seraient morts des suites d’une silicose. Une quarantaine d’autres seraient aujourd’hui malades. Ailleurs en Espagne, mais aussi en Israël ou aux États-Unis, des centaines d’ouvriers de plusieurs entreprises sont concernés [1]. Ils ont tous un point commun : l’inhalation au travail de poussières extrêmement fines qui entraînent la destruction progressive et irréversible d’une partie de leurs poumons. Tous ont travaillé à la fabrication de plans de travail pour cuisine en quartz de synthèse.
« On a connu le scandale de l’amiante. J’ai décidé d’arrêter de commercialiser le quartz de synthèse » (...)
Les ouvriers portent des masques, des lunettes, des gants, des suppresseurs d’air, des scaphandres… Pourtant, les arrêts de travail se multiplient. Philippe Ledrans questionne l’entreprise Cosentino, qui leur fournit la matière brute. « Le représentant m’explique que c’est une réaction psycho-somatique de mes ouvriers, à la vue de la tête de mort inscrite au départ sur les produits. » (...)
Qu’est-ce qui provoque les malaises des ouvriers ? En 2016, Philippe Ledrans demande à un laboratoire d’analyser deux échantillons de quartz de synthèse, dont un provient de la société Cosentino. Fin 2016, les résultats tombent, alarmants. 78 composants chimiques sont retrouvés, notamment des substances cancérigènes comme le cadmium, dont la concentration est parfois particulièrement élevée. (...)
Les chiffres confortent les craintes de Philippe Ledrans : non seulement ces produits chimiques peuvent affecter la santé de ceux qui travaillent cette matière, mais il y aurait également un risque d’émanation toxique si une casserole chaude est posée sur le plan de travail, ou si du lait est versé [3]. Sans compter les particuliers qui installent eux-mêmes ces plans de travail en quartz de synthèse vendus par des cuisinistes ou une grande enseigne comme Ikea. « On leur dit qu’il faut mettre un masque, mais cela coûte plus de 100 euros On sait très bien que les clients ne vont pas le faire », estime Philippe Ledrans. Les poussières dues au découpage resteraient en suspens plusieurs heures dans les maisons. Et dans les ateliers où les plans de travail sont façonnés.
Philippe Ledrans communique les résultats autour de lui. En mars 2017, il reçoit une mise en demeure d’un grand cabinet d’avocats d’affaires. Asta Wordwide, le syndicat mondial des fabricants de pierres agglomérées conteste les résultats des études et demande à Philippe Ledrans de retirer toutes les publications sur le sujet. Le chef d’entreprise n’obéit pas et est attaqué en justice. « Je suis parti me battre avec mes analyses, droit devant. Les chiffres ne mentent jamais. Je me suis planté. » En mai 2017, le tribunal de commerce de Versailles donne raison aux fabricants de pierres agglomérées. Philippe Ledrans est contraint au silence. Ses déclarations dérangent. Comme celles des ouvriers de l’un des principaux fabricants mondiaux, l’entreprise Cosentino, basée au nord de l’Andalousie.
« La moindre infection que tu attrapes peut te tuer »(...)
José Antonio est l’un des seuls à accepter de témoigner publiquement. L’influence de Cosentino dans la région serait telle que beaucoup d’acteurs n’osent pas évoquer le problème. « Des journalistes locaux me disent, en petit comité, qu’ils connaissent le problème, mais qu’ils ne peuvent l’évoquer puisque l’entreprise achète de la publicité dans leurs publications », souligne l’avocat des victimes, Raul Carballedo. Le pouvoir de l’entreprise réside principalement dans son poids économique. « Ici, le tissu productif est pauvre. Beaucoup de personnes de cette région vivent avec cette contradiction : l’entreprise te donne à manger et te tue », accuse l’avocat. « Faire le lien entre la silicose et les conditions de travail conduit inexorablement à être licencié », ajoute un autre salarié. (...)
D’après une enquête menée par la journaliste espagnole Inma Muro, certains ouvriers malades seraient tenus par des accords de confidentialité en échange d’indemnités [6]. Des sommes allant jusqu’à 500 000 euros auraient été versées à des travailleurs atteints de silicose, à condition qu’ils gardent leur silence sur ces accords. (...)
« Jusqu’en 2002, il n’y a eu aucune mesure de sécurité collective » (...)
De 2001 à 2005, dix lignes de production supplémentaires sont créées, explique Juan. 15 tonnes de poussières seraient générées tous les jours, à l’intérieur de l’usine, autour du mélangeur mais aussi sur les chaînes où sont polies les planches d’aggloméré de quartz (...)
L’entreprise serait désormais en train de tester des systèmes utilisant de l’eau à l’intérieur des machines, afin de retenir les poussières. « Cosentino applique toutes les meilleures techniques en matière de sécurité et de santé au travail qui sont disponibles à chaque moment », souligne l’entreprise à Basta !. Elle ajoute qu’elle s’attaque aux « facteurs de risques à partir de leur origine », et a mis en place un système de contrôle continu des poussières émises dans l’air.
Une course au profit au détriment des ouvriers ?
Cosentino s’occuperait de la santé de ses ouvriers. Cette version officielle, les ouvriers de Cosentino la contredisent. Pour eux, la course au profit aurait entraîné l’entreprise à minimiser les problèmes de santé liés aux poussières et ses investissements dans les infrastructures. D’après l’avocat des victimes, Cosentino refuserait systématiquement de verser aux salariés malades la majoration qu’ils réclament pour manquement de mesures de protection. Est-ce par souci économique ? L’entreprise affiche pourtant un chiffre d’affaire de 901 millions d’euros et 57 millions d’euros de bénéfices nets en 2017. Ou pour éviter de reconnaître officiellement ses torts ? Cosentino veut rassurer : « Le découpage, l’élaboration ou l’installation de produits comme le Silestone peuvent se faire de façon totalement sûre » à condition de respecter le guide de bonnes pratiques de l’entreprise. (...)
« Dans cette vie, il faut lutter pour des choses justes, non ? »
La justice française pourrait faire évoluer les choses. En février 2018, la cour d’appel de Versailles a finalement contredit le premier jugement : Philippe Ledrans peut à nouveau s’exprimer sur le sujet. Avec une dizaine de confrères, il a créé l’association des marbriers écologiques de France. Le tribunal a par ailleurs exigé une expertise indépendante sur la nocivité du quartz de synthèse, à la charge du syndicat mondial des fabricants de pierres agglomérées [13]. Mais ce dernier s’est pourvu en cassation : l’étude est pour l’instant suspendue.
La question des déchets et de leur traitement, en Espagne et en France, émerge également. En Espagne, plusieurs entreprises sont concernées par ce scandale sanitaire ; et leur responsabilité est pointée du doigt par la justice. (...)
Dans la province d’Almeria, les langues se délient mais la pression est forte sur ceux qui osent parler ouvertement du problème. (...)