
Deux millions de dollars : voilà le prix d’une baleine, assurent des économistes. Efficaces stockeuses de carbone, elles intéressent les financiers et les pollueurs, qui pourraient ainsi verdir leur bilan.
Les baleines se nourrissent de krill (du zooplancton) qui lui-même se nourrit du phytoplancton (végétal). Ce dernier est une « pompe à carbone ». Les cétacés « mangent » donc littéralement du carbone [1]. Lorsqu’ils meurent, leur carcasse tombe au fond des océans où le carbone est stocké pendant de longues années. Qui plus est, les déjections des baleines sont constituées d’éléments (phosphore, azote, fer) qui nourrissent le phytoplancton. Des études satellites prouvent que là où il y a des baleines, il y a du phytoplancton, donc du krill. Un cercle vertueux où les gros mangent les petits : « Les baleines fertilisent leur propre nourriture », dit à Reporterre Ralph Chami. Elles se déplacent verticalement, et font donc remonter des nutriments à la surface, tout en migrant sur des milliers de kilomètres.
Lors d’une sortie en bateau, l’économiste s’est retrouvé près de l’une d’entre elles. Il en a été épaté : « Elles font plus de trente mètres de long et vous êtes assis sur un bateau de six mètres. Elles sont si massives. Vous pouvez leur mettre le plus grand éléphant d’Afrique dans la bouche. »
Décision fut prise de traduire en terme monétaire la capacité des baleines à fixer le carbone. « Le décideur politique dit “combien cela va-t-il me coûter ?” Vous dîtes : “X dollars”. “Qu’est-ce que j’obtiens en retour ?” Vous répondez : “Y dollars”. » Le seul moyen de convaincre des politiciens est de parler le langage de l’économie, assure-t-il. (...)
Quels mécanismes financiers inventer pour investir dans une baleine ? (...)
L’article insiste surtout sur le potentiel des baleines qui reste à exploiter. La population de cétacés est actuellement en déclin. De 4 à 5 millions d’individus avant l’essor de la pêche industrielle, elle est passée à 1,3 million aujourd’hui. Entre 1864, date de la mise à l’eau du premier bateau à vapeur équipé d’un harpon et aujourd’hui, la population de baleines bleues, le plus grand animal vivant sur terre, a chuté drastiquement. Elle n’est plus qu’à 3 % de son stock initial. Dans la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, elle est classée « en danger » (...)
Si on restaurait la population de cétacés, ceux-ci pourraient entretenir un stock de plancton comparable à quatre forêts amazoniennes, poursuit l’étude de Ralph Chami et de ses collègues. Le plancton représente 95 % de la biomasse des océans et absorbe 30 % du CO2 terrestre qu’il rejette, via la photosynthèse, sous forme d’oxygène. C’est une contribution énorme à la limitation du dérèglement climatique.
Évaluer le prix d’une baleine ne suffit pas : il faut aussi inventer un mécanisme pour que des acteurs économiques puissent investir. (...)
Il s’agit donc de trouver des mécanismes financiers capables d’intégrer la baleine. Un constat sur lequel s’accorde aussi la CFFA, une ONG africaine pour des accords de pêches équitables, dans un rapport sur la finance bleue : « Le changement climatique et la protection de la biodiversité exigent une augmentation massive des dépenses, chose que les gouvernements ne semblent ni pouvoir ni vouloir faire. Dans cette vision, le défi consistant à éviter l’urgence climatique et à sauver la biodiversité est exclusivement de nature financière. » Autrement dit : il faut créer un marché de la biodiversité pour rentabiliser la protection de celle-ci.
Pour M. Chami, la logique est la suivante. Une baleine morte vaut 40 000 à 80 000 dollars (de 35 000 à 70 000 euros) suivant les pays, alors qu’une baleine vivante ne vaut rien. Donner un prix à la baleine via les mécanismes de marché permettrait d’agir sur ceux qui les tuent : principalement la pêche et le transport. (...)
un programme de réduction de la déforestation et de la dégradation des forêts — adapté à la baleine. Développé par l’ONU pour empêcher la déforestation, il consiste à dédommager l’exploitant de forêt pour qu’il ne l’exploite pas. Cette financiarisation de la nature a été critiquée par de nombreuses ONG environnementales. (...)
Dans le système proposé par M. Chami, le prix du carbone serait plus élevé que celui de la viande, et les chasseurs seraient donc dédommagés pour qu’ils restent à quai. Ce système pose des questions éthiques : il s’agit de donner de l’argent à ceux qui tuent les baleines plutôt que de financer la conservation de ces animaux.
Autre grande cause de décès : les collisions avec des bateaux. 20 000 baleines en meurent chaque année selon l’ONG Friends of the sea. Ralph Chami suggère de proposer des incitations financières aux compagnies de transports afin qu’elles dévient leur route ou réduisent leur vitesse pour éviter les couloirs de migration de baleines.
Faire rentrer la baleine dans le marché carbone
Cependant, créer un outil financier permettant aux entreprises d’investir n’est pas aisé. Pour l’heure, il n’existe pas de « marché carbone de la baleine ». Certains y travaillent, comme le Grid-Arendal, un institut qui dirige des recherches avec les Nations unies (...)
il travaille à la certification de projets de compensation carbone bleue. Une fois certifiés, ces projets peuvent rejoindre un marché du carbone volontaire. Pour Frédéric Hache, de Green Finance Observatory, « il s’agit d’anticiper les réglementations à venir en disant “regardez tous les efforts que nous avons faits de notre plein gré” ». (...)
« La conservation marine pourrait devenir une énorme entreprise à but lucratif ! » assure le chercheur. Ralph Chami estime que la demande va exploser dans les années à venir. L’Accord de Paris de 2015 a ouvert la voie au concept de neutralité carbone. (...)
Quand les start-up de cryptomonnaies se paient une baleine
Pour l’heure, en l’absence de mécanismes financiers reconnus, le plus simple pour une entreprise reste de financer une ONG. C’est le cas d’Amber Group, une « licorne » — une start-up dont la capitalisation boursière a dépassé le milliard de dollars — basée à Hong Kong et spécialisée dans les cryptomonnaies et le trading algorithmique. Le bitcoin, principale cryptomonnaie, est régulièrement mis en cause pour sa consommation d’énergie. Selon l’université de Cambridge, la consommation du bitcoin est estimée à près de 115 térawattheures par an — plus que la consommation de l’Argentine. Amber Group a annoncé mi-janvier un partenariat avec l’ONG Whale and Dolphin Conservation pour la sortie de son nouveau produit phare WhaleFin App. Plateforme numérique d’investissement en bitcoins, l’application a officiellement adopté Salt, une baleine âgée de 45 ans. La licorne espère ainsi atteindre la neutralité carbone grâce à sa baleine. (...)
Si officiellement la baleine Salt ne rentre pas dans le bilan carbone de l’entreprise, elle lui permet de communiquer en reprenant les chiffres de l’étude du FMI afin de se placer comme un acteur respectueux de l’environnement. (...)
À la foire aux promesses, on n’est pas à quelques milliers de tonnes de CO2 près