
Dans son dernier ouvrage On est là ! La manif en crise, l’historienne Danielle Tartakowsky, spécialiste de l’histoire des mouvements sociaux, décortique les mutations de la manifestation sur les cinquante dernières années. Entretien.
(...) À la brièveté de manifestations d’ampleur qui faisaient reculer de controversées propositions législatives ont succédé des manifs percutantes, durement réprimées, mais s’inscrivant dans la durée. Depuis le début du mandat d’Emmanuel Macron, les mobilisations et manifestations (loi travail, gilets jaunes, réforme des retraites, marche pour le climat, pour les libertés...) sont quasi permanentes. Quels ont été, et sont encore, les rôles de cette forme d’action la plus courante ? Comment l’objet manifestation a t-il évolué, alors qu’il est de plus en plus réduit à d’éventuelles scènes de violences ? Dans une société en crise, est-ce réellement la manif qui ploie, ou le système qui la fait naître ?
Basta ! : Dans votre livre, vous reprenez l’histoire de la manifestation tant en France qu’à l’échelle internationale depuis les années 1970. Vous expliquez que la manifestation a longtemps été un mode de régulation des crises politiques dans le cadre du régime existant puis « un mode d’interpellation » du législateur. ». A-t-elle toujours ce rôle aujourd’hui ?
Danielle Tartakowsky [1] : De 1870 à aujourd’hui, aucun de nos régimes successifs n’est tombé ou né sous l’effet de manifestations. Entre 1934 et 1968, des manifestations en miroir ont en revanche amorcé une crise politique majeure (6 février 1934, Nuit des barricades et 13 mai 1968) puis permis d’engager le processus de sortie de crise dans le cadre du régime existant (12 février 1934 et construction du Front populaire, 30 mai 1968 et élections législatives). De 1984 à 2002, plus d’une dizaine de mobilisations nationales, de droite comme de gauche du reste, sont venues à bout de propositions de lois, de ministres qui les portaient, voire, indirectement en 1984, du gouvernement. D’où une perception du rôle de la manif comme d’un référendum d’initiative populaire.
À partir de 2003, l’affirmation de Jean-Pierre Raffarin selon laquelle « ce n’est pas la rue qui gouverne », en usant du reste du terme « rue » qui dépolitise, a marqué un coup d’arrêt (...)
Une manifestation peut produire des effets notables quoique indirects. Si les Gilets jaunes n’ont pas « gagné », ils n’ont pas « perdu » non plus. Ils ont contraint le gouvernement à des reculs et des contournements en contribuant à une reprise des luttes, sensible dans les mouvement dit des « colères » puis dans celui contre la réforme des retraites. Depuis, Macron ne fait que colmater les brèches. Et déplacer le débat là où il n’est pas. (...)
Actuellement, les manifestations contre le projet de loi Sécurité globale contribuent à accroître les contradictions internes au gouvernement, en le mettant en difficulté. Constatons toutefois que ces manifestations ont été d’autant mieux à même de marquer des points qu’elles ont surgi à l’improviste, de l’initiative d’acteurs à divers titres inédits. Le gouvernement pris au dépourvu a dû réagir avec un temps de retard, comme au demeurant en mai 68, au risque, du reste, d’entretenir l’idée que « la lutte paie ». Un temps déstabilisé, le gouvernement a, à chaque fois, repris l’initiative en recourant à la violence (...)
Dans la décennie 1970, plusieurs manifestations se sont soldées par des morts, puis vint Malik Oussekine en 1986, ces événements suscitant un émoi national à chaque fois. Comment expliquez que les morts d’aujourd’hui (Rémi Fraisse, Zineb Redouane, Steve Maia Caniço…), et les dizaines de personnes mutilées, ne soulèvent pas autant les foules ?
C’est un vrai problème, un véritable questionnement. Cela n’est pas sans lien avec ce qu’on peut qualifier de « seuil de tolérance sociale à la violence ». En 1968, l’ampleur de la riposte populaire face aux arrestations d’étudiants, sans morts ni blessés graves, rappelons-le, est sans doute liée, entre autres causes, à la sortie de guerre d’Algérie, en mars 1962. Plus de deux décennies de guerres presque ininterrompues (seconde guerre mondiale, Indochine, Algérie), en tant que facteurs de « brutalisation de la société » – terme emprunté aux historiens de la première guerre mondiale – avaient provoqué un affaissement de ce seuil de tolérance. À la différence de ce qu’il est advenu en Italie ou en Allemagne, et cette fois pour des raisons qui tenaient à l’espoir d’une alternative à gauche, la violence politique est demeurée limitée durant les années 1970. Les morts advenus dans quelques manifestations (indépendantistes, viticulteurs, antinucléaires) ont été le fait de « dérapages » de part et d’autres plus que de stratégies assumées. (...)
Or la société française est confrontée depuis 2015, et à plus fort titre depuis 2017, à un regain de violence inédit depuis la guerre d’Algérie, qu’il s’agisse de violence sociale en miroir à la violence néolibérale, de violence terroriste, de violence à l’encontre de migrants qu’on laisse se noyer par centaines, ou s’agissant de ce qui nous retient ici, de stratégies redéfinies du maintien de l’ordre ou de certains groupes manifestants. Les mots eux-mêmes ne sont pas innocents. La réactivation d’un discours « guerrier », participe d’un regain de brutalisation. S’en suit une espèce d’acclimatation à une violence, révélatrice d’une société en tension et fruit de la désespérance. (...)
Certains syndicats ou des coordinations de lutte peuvent appeler, très ponctuellement, à ne pas manifester à cause des risques de répression. Cela s’est vu samedi 12 décembre, où la coordination contre la loi Sécurité globale a appelé à ne pas manifester à Paris. Cela s’est-il déjà vu par le passé ?
Sauf erreur de ma part, je ne vois guère de précédents sous cette forme. Un appel à ne pas manifester faute de pouvoir garantir la sécurité des manifestants menacée par les stratégies déployées par le préfet de police… C’est inquiétant qu’il faille en arriver là. En même temps cela met à nu la spécificité parisienne qui tient à la présence du préfet Lallement, qui radicalise à l’outrance une politique de maintien de l’ordre déjà globalement inquiétante. (...)