
Depuis 2013, il est illégal en France de couper l’eau pour factures impayées. France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France se sont engagées dans une campagne médiatique et juridique pour faire respecter cette nouvelle disposition aux géants privés de l’eau, qui y voient une menace à leur modèle commercial. Mais le chemin pour une vraie garantie légale du droit à l’eau en France est encore long.
On estime à peut-être deux millions le nombre de personnes en France qui ne bénéficient pas d’un accès sécurisé à l’eau et à l’assainissement. Une partie d’entre elles sont des sans domicile fixe ou d’autres populations précaires. D’autres peinent simplement à joindre les deux bouts et donc à payer leur facture d’eau… s’exposant à une coupure d’eau de la part de leur fournisseur. (...)
Suite à la publication d’un article du juriste Henri Smets, l’un des principaux inspirateurs de la notion de « droit à l’eau » en France, la Coordination Eau Ile-de-France a reçu de nombreux appels à l’aide de familles auxquelles on avait coupé l’eau. Elle a lancé avec France Libertés un appel à témoignages qui leur a permis de documenter plus d’une centaine de cas en quelques semaines. Coupures sans préavis, non-respect des procédures, opacité administrative, refus du dialogue, pénalités qui s’accumulent, absence de prise en compte des situations exceptionnelles… Les témoignages recueillis illustrent une réalité à des années lumière de l’image de « mauvais payeurs » ou de « fraudeurs » que voudraient renvoyer Veolia, Suez et autres.
Victoires judiciaires
Les deux associations s’efforcent depuis d’assister les victimes dans leurs démarches et, dans la plupart des cas, quelques coups de téléphone suffisent pour faire rétablir l’eau. Mais pas toujours. Sélectionnant les cas les plus emblématiques où les fournisseurs refusaient de rétablir l’eau qu’ils (les fournisseurs) avaient coupée, France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France ont ensuite poursuivi les fournisseurs concernés devant les tribunaux – obtenant systématiquement la victoire (une quinzaine à ce jour), ainsi que de nombreux reportages dans les médias.
Les opérateurs d’eau – notamment les grandes entreprises privées qui dominent le secteur, et dans une moindre mesure certains opérateurs publics – ont en effet initialement choisi de faire comme si la loi n’existait pas, évoquant une situation d’incertitude juridique à clarifier. Après des revers judiciaires à répétition, ils ont tenté de faire invalider la loi par le biais de la procédure dite de « Question préliminaire de constitutionnalité » (QPC) devant le Conseil constitutionnel, arguant notamment que l’interdiction des coupures d’eau nuisait à leur « liberté d’entreprendre ». Sans succès. Ils ont également essayé, à nouveau en vain, de faire réautoriser les coupures d’eau via un amendement introduit dans le projet de loi sur la transition énergétique par le sénateur Christian Cambon, proche du lobby de l’eau.
L’interdiction des coupures met en cause la vision commerciale de l’eau (...)
« La coupure d’eau est notre seule arme contre les mauvais payeurs », affirmait ainsi ingénument un dirigeant de Veolia lors d’un comité d’établissement du groupe. Sauf, répliquent les associations, que l’interdiction des coupures ne revient aucunement à effacer les dettes dues par les usagers, et que les témoignages suggèrent que les distributeurs d’eau – particulièrement lorsqu’il s’agit de grands groupes privés impersonnels – sont plutôt enclins à régler les problèmes par la manière forte. (...)
Contre-attaques
Après leurs défaites sur le terrain juridique et parlementaire, les multinationales de l’eau ont eu recours à d’autres moyens, comme la tentative de généraliser le « lentillage » - procédé consistant à réduire significativement, plutôt qu’à couper complètement, l’accès au réseau d’eau, en ne laissant couler qu’un mince filet d’eau. Hélas pour elles, la justice a à nouveau jugé que la mesure était contraire à la loi Brottes. En désespoir de cause, elles se sont retournées vers les collectivités avec qui elles avaient signé des contrats de privatisation de l’eau, leur demandant d’assumer par avance les coûts liés à l’augmentation des factures impayées qui ne manquerait pas, selon elles, de résulter de l’interdiction des coupures d’eau. En réalité, la faible augmentation des impayés constatée date de bien avant la loi Brottes et est à mettre en rapport avec les suites de la crise financière globale et les difficultés économiques de certaines couches de la population française.
Les firmes privées ont demandé aux collectivités de signer un avenant à leur contrat prévoyant notamment la prise en charge par la collectivité des impayés, l’augmentation de la part fixe des factures, et l’éventualité d’une hausse du prix de l’eau en cas d’augmentation supplémentaire des impayés. France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France ont dénoncé un « nouveau racket des multinationales de l’eau » qui veulent « le beurre, l’argent du beurre et le budget de nos collectivités » en transférant « leur risque vers les élus alors que celui-ci fait partie de leur contrat ». De nombreux élus ont refusé de signer ces avenants.
Le secteur privé s’est également retourné contre les deux associations qui s’efforçaient depuis des mois de leur faire respecter la loi. Veolia a initié, début 2017, des poursuites en diffamation contre France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France, leurs dirigeants, et certains titres de presse qui leur avaient donné la parole. La procédure ne sera pas tranchée avant plusieurs années, mais elle a contribué à la prise de conscience dans la société civile française, et parmi les journalistes, des risques d’une multiplication des « procès bâillons » par lesquels des multinationales essaient de faire taire ceux qui les gênent.
À quand une véritable loi sur le droit à l’eau en France ?
La guérilla politique et judiciaire autour de l’application de la loi Brottes s’inscrit dans un cadre plus général : celui des carences de la gouvernance de l’eau en France et de son inadéquation par rapport aux objectifs affichés, que ce soit en matière de lutte contre la pollution ou pour la mise en place d’un service de l’eau abordable pour tous. Si les tarifs de l’eau tendent à augmenter, c’est aussi en raison de la pollution d’origine agricole et du fait que l’immense majorité du financement des coûts de l’eau sont couverts par les usagers domestiques, et non par les utilisateurs agricoles et industriels. L’interdiction légale des coupures d’eau est nécessaire mais insuffisante si elle ne s’accompagne pas des instruments pour la mettre en œuvre de manière satisfaisante.
C’est pourquoi France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France ont élaboré une proposition de loi destinée à concrétiser réellement le droit à l’eau en France [1]. La proposition de loi vise à garantir l’installation de fontaines, toilettes et douches accessibles gratuitement dans les communes dépassant un certain seuil de population. Elle propose également l’instauration d’une « aide préventive » pour les populations précaires ayant des difficultés à payer leur eau, laquelle serait financée par une taxe sur l’eau en bouteille. Adoptée par l’Assemblée nationale juste avant les élections de 2017 (sans doute d’autant plus facilement que tout le monde savait qu’elle ne verrait pas le jour), elle a ensuite été refusée par le Sénat à majorité conservatrice. Le combat pour concrétiser le droit à l’eau en France est donc loin d’être fini.