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blogs du monde diplomatique/Frédéric Lordon, économiste
De la république policière à la république fasciste ?
#republique #police #fascisme
Article mis en ligne le 28 juillet 2023
dernière modification le 27 juillet 2023

On savait déjà très exactement où en est le signifiant « républicain » après un communiqué ouvertement raciste et factieux de syndicats policiers d’extrême droite, invoquant comme il se doit « l’ordre républicain » pour lancer la chasse à l’homme, plus précisément à ceux des hommes considérés comme des « nuisibles ». Tout à son habitude de confondre modération et aveuglement, le journal Le Monde avait jugé le communiqué « révélateur de l’exaspération des troupes », là où il aurait plutôt fallu y voir la fascisation caractérisée de l’appareil de force — et en concevoir un chouïa plus d’inquiétude.

Mais jamais Le Monde ne dira un mot de la fascisation en cours : consentir à l’aveu qu’elle se déroule sous les auspices d’un pouvoir qu’il a si longtemps encensé, c’est sans doute trop lui demander. Le Monde peut à la rigueur comprendre le fascisme comme malheureuse irruption venue de nulle part, ou comme curiosité historique sans suite possible, mais jamais n’accédera à l’idée que le fascisme naît « du dedans ». Car notre « dedans », pour Le Monde, c’est « la république » et « la démocratie ». Or comment la république et la démocratie pourraient-elles accoucher du fascisme puisqu’elles en représentent le principe opposé ? Voilà la bouillie qui traîne dans les têtes formées à l’Institut d’Études Politiques, école où l’on n’a notoirement jamais rien compris à ce qu’est la politique. (...)

Passée dans une économie morale séparée, la police a totalement perdu de vue la nature exorbitante des prérogatives qui sont les siennes dans une société : être mandatée pour détenir des armes et possiblement s’en servir. Des prérogatives aussi extraordinaires ne sauraient aller sans la conscience d’une responsabilité extraordinaire. Mais non : la police veut pouvoir tirer à tuer sans être empêchée, ou cogner jusqu’à laisser pour mort sans être réprimandée. (...)

Et ceci maintenant — c’est bien la nouveauté effrayante — jusqu’au sommet de la hiérarchie. Ministre compris.
Hypothèses

Ici commence la divergence des interprétations possibles — pour maintenant ou pour plus tard.

Première lecture : la tétanie – comme il se doit pour un pouvoir qui, tout à sa passion d’offenser socialement et symboliquement la population, n’a plus aucune légitimité politique et ne tient plus que suspendu à sa police. On demande à Dupond-Moretti ce qu’il pense du communiqué syndical policier raciste et factieux. Réponse : « rien ». Du cœur de l’État surgit un discours d’un immonde racisme, et tout ce que le garde des Sceaux, c’est-à-dire le conservateur de la Constitution et de sa Déclaration des droits de l’homme, trouve à répondre, c’est : « rien ».

Deuxième lecture : le coup. Darmanin, pour dire le moins, arme un dispositif : laisser faire (hypothèse haute : encourager en sous-main) le grand débrayage de la police ; le pouvoir de Macron, cette fois-ci à poil pour de bon, à la merci du moindre trouble ; Darmanin indispensable pour rebrancher la police – Macron connaît son maître. Peut servir pour Matignon si une crise aigüe se redéclenche, voire le cran d’après.

À la confluence de la première et de la deuxième hypothèse, on notera l’évaporation soudaine de l’éditorialisme, qui avait sali son linge à hurler « Jupiter » pendant six ans, mais n’a pas un commentaire au moment où Jupiter se fait rouler dessus par deux sous-fifres du ministère de l’intérieur qui lui dictent leur nouvelle lecture des institutions. Il faut que la peur au sommet de l’État soit saisissante pour que le président avale ainsi de se faire dépouiller de toute souveraineté régalienne, camouflet sans précédent dans la Ve République. Mais on a encore rien vu avant d’apprendre que Macron est tombé d’une carafe en découvrant que tout ceci avait été orchestré dans son dos par son ministre de l’intérieur, humiliation elle aussi sans précédent, qui aurait valu normalement limogeage instantané du ministre, et devrait mettre en ébullition tous les fondus de la « popol » (...)

Troisième lecture : la bascule délibérée. De l’observation passive de la dérive autoritaire jusqu’ici, le régime passe à l’accompagnement actif — prend la tête du processus et, selon son expression favorite, l’« assume ». La pensée se remanie en temps réel pour s’ajuster, ce qui est d’autant plus facile que la clique est inculte et sans principe : l’ordre est bon, l’ordre est désirable, l’ordre est même le seul désirable, rien ne doit venir en atténuer l’exercice. Que la logique des institutions y périsse n’a aucune importance — au bout de cette logique, n’y a-t-il pas d’ailleurs l’article 16, alors ? « L’ordre, l’ordre, l’ordre » : la république policière a trouvé sa devise.
Les vrais territoires perdus de la république

Il n’y a plus que le maintien du signifiant « républicain », dans une fuite en avant qui abolit la république, pour poser encore quelques problèmes, mais essentiellement cosmétiques. (...)

En réalité nous connaissons désormais parfaitement les vrais territoires perdus de la république : ce sont les commissariats, les fourgons de police, la préfecture et l’IGPN, mais aussi le bureau du garde des sceaux d’où sortent des circulaires de talion, les tribunaux qui les exécutent en leur donnant la forme d’une justice d’abattage, dont les minutes sidèrent d’ignominie, les instituts médico-légaux qui falsifient les comptes-rendus, comme celui d’Adama Traoré, les prisons et les CRA bien sûr, et l’on pourrait y ajouter tous ces médias où le racisme a pris la consistance d’une ligne éditoriale. (...)

La bascule

Dans l’état actuel de violence dégondée et de racisme incrusté où se trouve la police, il y a tout lieu de craindre que la république policière ne soit qu’une configuration transitoire dans un mouvement appelé à se poursuivre : vers la république fasciste. (...)

Car c’est sans doute ce qu’il y a de plus terrifiant dans la situation présente, à savoir la convergence d’une police raciste hors de contrôle et des groupes de rue fascistes, convergence de deux milices en quelque sorte, qui signe le possible devenir « république fasciste » de la désormais bien établie république policière. (...)

L’État hors les libertés et hors la loi

Mais c’est bien le bâtiment entier de la Ve « République », dans toutes ses structures, qui est en train de s’effondrer. Dans la main de la police, le gouvernement, croyant trouver son salut dans la fuite en avant, ne cesse plus d’installer un climat qui resserre la main de la police, dont l’intervention est en train de devenir la première des politiques publiques, en tout cas l’adjuvant nécessaire de toutes les autres. Alors le registre « policier » imprègne et sature toute la vie publique — et c’est bien ainsi que se qualifie une république policière.

L’une des tendances les plus frappantes de ce climat général réside bien sûr dans la destruction avancée des libertés fondamentales. (...)

Dans un lapsus fameux, au tout début de son premier mandat, Macron voulant parler de la sortie de l’état d’urgence, avait dit : « Nous sortirons de l’État de droit ». Voilà.
La bourgeoisie et ses partis

Mais le séisme est total, emporte tout. Tel un immeuble effondré, tous les étages de la politique institutionnelle se sont écroulés les uns sur les autres, et tous sur le Rassemblement National. Nul ne pourrait plus dire en quoi Les Républicains s’en distinguent. (...)

On mesure très exactement la dérive générale vers l’extrême droite quand la qualification d’« extrême-gauche » pour un parti aussi platement social-démocrate (au sens historique du terme) que la FI devient une sorte de cela va de soi — abondamment propagé par les journalistes comme il se doit. Logiquement, dans ce complet dérèglement des catégories, l’un des ilotes de France Info explique qu’un important leader du « Centre » vient de disparaître en Italie — il s’agissait de Berlusconi.

La fusion de toutes les droites dans l’extrême droite devient en tout cas patente à l’effort de faire de la FI une sorte de paria institutionnel au motif d’un « arc républicain », appellation renversante de ce qui est plutôt en train de s’affirmer comme arc autoritaire-fasciste. (...)

Mais le lieu où le renversement des catégories et des valeurs, l’abolition des principes et le déni d’humanité font des ravages, c’est la bourgeoisie elle-même. En réalité elle n’a jamais trouvé personnage si adéquat que Macron pour la représenter. C’est qu’il fallait un individu particulièrement « libéré » pour lui autoriser un tel retour du refoulé. Car Macron a verbalisé le fond de sa pensée en explicitant la différence « de ceux qui ont réussi et de ceux qui ne sont rien », c’est-à-dire en installant formellement la catégorie des « riens ». D’où suit que, dessinant au passage en creux le traitement possible des « riens », il a posé la structure élémentaire de la pensée raciste : une sous-humanité expendable. (...)

Voilà donc la bourgeoisie qui, sur les réseaux sociaux ou dans les médias, hurle de rage et de jouissance contre les Arabes et les Noirs — en plus de se déverser par contributions à centaines, voire milliers d’euros, dans la cagnotte de la honte pour un meurtrier d’enfant. Arabe. (...)

On ne dirait pas sans abus que le macronisme en tant que tel est un fascisme. On peut en revanche affirmer avec certitude qu’il aura tout installé, et tout préparé. Les régimes monstrueux ne prennent jamais que sur des terreaux adéquats. (...)

Macron, dit-on, aspire à entrer dans l’Histoire. Qu’il se rassure, il y a désormais matière. « Antichambre », c’est assurément une position dans l’Histoire. Il suffit d’avoir vu parader sa BRAV, cette unité antonyme faite de lâches, garde prétorienne devenue la métonymie de tout un régime, pour savoir très exactement dans quoi nous vivons et vers où nous allons.