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Entre les lignes entre les mots
De Porto Alegre à Bolsonaro, le chemin des renoncements.
Préface d’Olivier Warin au livre de Fabio Luis Barbosa Dos Santos : L’espoir vaincu par la peur. De Lula à Bolsonaro
Article mis en ligne le 1er mars 2020

Le 1er  janvier 2019, Jair Bolsonaro, capitaine de réserve de l’armée de terre, accédait à la présidence du Brésil après avoir remporté le deuxième- tour des élections avec 55% des voix face à Fernando Haddad, candidat du Parti des travailleurs (PT). Ce député inconnu hors de Rio jusqu’en 2017 n’avait fait approuver que deux projets de loi au cours d’une carrière politique de vingt-sept ans consacrée à pourrir les débats parlementaires par des hommages aux tortionnaires de la dictature, la défense des escadrons de la mort ou en menaçant de viol une députée qui lui avait tenu tête. Son élection a donc été vécue comme une douche froide par la gauche brésilienne et laisse craindre le pire pour les couches populaires, racisées, les femmes, LGBTQI+ ainsi que pour les militants des mouvements sociaux.

Pire encore, nous avons désormais des preuves que la violence qu’il distille à chacune de ses prises de parole ne se limite pas au registre discursif. Le 14 mars 2018, Marielle Franco, conseillère municipale chargée de suivre les opérations de maintien de l’ordre militaire dans la ville de Rio, ainsi qu’Anderson Gomes, son chauffeur, ont été exécuté·es en sortant d’une réunion politique. La police a depuis révélé les noms de leurs assassins. Il s’agit de deux anciens policiers membres d’une organisation criminelle paramilitaire qui impose sa loi sanglante et son racket dans de nombreux quartiers de la ville. L’un d’entre eux vit dans la même copropriété de luxe que la famille Bolsonaro. Un faisceau d’indices mène donc à penser que Bolsonaro lui-même serait impliqué dans le meurtre de cette militante de la cause des favelas, des populations noires et LGBTQI+. Au moment des faits, il avait été l’un des seuls politiciens à ne pas se prononcer sur ce crime barbare. Bolsonaro a par ailleurs soutenu publiquement et à plusieurs reprises l’action de ces groupes paramilitaires pourtant responsables de nombreuses exécutions et de disparitions. (...)

Cette violence politique s’exerce dans un climat plus général de répression à l’encontre des populations noires habitantes des favelas qui représentent quasiment les trois quarts des victimes d’homicides. Cette tendance lourde, que le PT n’aura pas enrayée lors de son passage au gouvernement, semble même s’accélérer avec la banalisation de l’emploi de l’armée pour des missions de maintien de l’ordre. (...)

Face à la banalisation des agressions qui frappe le pays, Bolsonaro assume de combattre la violence par la violence : il dénonce les droits humains qu’il considère comme un instrument de défense des criminels et se fixe comme priorité d’armer les « bons citoyens » qui seraient alors en mesure de se faire justice eux-mêmes.

La liste des choix politiques désastreux pourrait être l’objet même de cette préface tant il est difficile de penser à un domaine de l’action de l’État qui n’aggrave pas dramatiquement les conditions de vie de la population. (...)

Pourtant, malgré l’immense désarroi qui envahira toute personne dotée d’un semblant d’empathie vis-à-vis de ses semblables et d’attachement à la raison, force est de constater que le phénomène Bolsonaro ne tombe pas du ciel. Son élection s’inscrit dans une dynamique internationale lourde d’approfondissement du néolibéralisme, du conservatisme et de l’autoritarisme. (...)

Les principales Églises néopentecôtistes ont constitué des empires financiers et médiatiques qui étendent encore leur influence. Celle-ci ne s’exerce d’ailleurs pas uniquement parmi leurs fidèles : certaines Églises tentent ainsi d’investir les institutions représentatives en envoyant leurs membres concourir à des postes électifs. Parmi ces pasteurs politiciens on trouve notamment le gouverneur de l’État de Rio, le maire de Rio de Janeiro, ainsi que 91 députés fédéraux affiliés au groupe évangélique de l’Assemblée. Malgré leurs divergences, ils font front commun pour bloquer la légalisation de l’avortement, le développement de l’éducation sexuelle ou liée aux questions de genre. (...)

Par ailleurs, l’extrême droite a su utiliser à son profit la faiblesse du travail de mémoire sur la période de la dictature militaire qui sévit de 1964 à 1985. (...)

Au-delà de ces éléments, l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro est aussi le fruit de l’échec d’une stratégie politique : celle qu’a choisi le Parti des travailleurs au pouvoir de 2003 à 2016. C’est de cette stratégie dont Fabio Barbosa dos Santos dresse un bilan sévère mais indispensable à un moment où le camp de l’émancipation subit un sérieux revers. (...)

ce que masquait la victoire de Lula en 2002, c’est que le PT n’était déjà plus le parti anti-establishment qu’il avait commencé par être. Son ambition de renouvellement des pratiques politiques avait déjà été largement diluée au nom du pragmatisme et de la gouvernabilité. Lula lui-même porte une part de responsabilité importante : il utilisa sa position de leader du parti pour mettre en avant son courant (l’articulação) qui défendait la transformation du PT en un parti électoraliste au dé-triment de la gauche du parti attachée à la mobilisation populaire et au renforcement des luttes. Finalement, les victoires aux élections locales, tout comme les trois défaites aux élections présidentielles (1989, 1994 et 1998) eurent le même effet de normalisation sur le PT, qui adopta de plus en plus ouvertement les règles du jeu politique que ses fondateurs pensaient combattre. Et cette tendance n’aura fait que s’approfondir au cours des treize années passées à la tête de l’État brésilien. (...)

Comme ce fut le cas dans le reste de l’Amérique latine, le Brésil renoua dans les années 1990 avec la démocratie formelle, qui s’accompagna cependant du développement du néolibéralisme. (...)

Pourtant, pointer ces continuités et notamment la permanence du néolibéralisme dans ses variantes plus ou moins brutales depuis la « redémocratisation » ne doit pas nous mener à penser qu’il n’y a pas eu de différences entre les gouvernements progressistes et les gouvernements de droite. (...)

L’accent mis par le PT sur le développement des politiques publiques dans le nord et le nord-est du pays est également à mettre à son actif. Comment ne pas lier la plus grande résilience du vote en sa faveur dans ces régions historiquement très pauvres avec le développement de politiques d’électrification, de scolarisation et de transferts de revenus ?

Enfin, le PT aura mis en place des politiques de compensation historique à destination des Noir·es et Amérindien·nes, principalement par le biais de quotas sociaux-raciaux à l’université et dans la fonction publique. Ces politiques de représentation n’ont pas été suffisantes pour transformer les rapports de domination structurels. Elles permettent cependant d’élargir significativement le recrutement de ces prestigieuses institutions jusqu’alors quasiment réservées aux Blancs et de donner des débouchés professionnels à ces nouveaux diplômés de l’enseignement supérieur.

En bref, si le PT n’a pas mis en cause le néolibéralisme pas plus qu’il n’a renforcé le pouvoir populaire, on peut cependant reconnaître qu’il a su, un temps, dégager des marges de manœuvre afin de procéder à une certaine redistribution des fruits de la croissance. Le problème c’est que sans mise en cause du capitalisme, les marges de manœuvre étroites demeurent très dépendantes des stratégies de la bourgeoisie. Elles s’avèrent rapidement réversibles, comme c’est clairement le cas depuis 2013. (...)

le Brésil, comme presque tout le reste de l’Amérique latine, voire du monde, est repassé à droite. Il faut dès lors se demander quels sont les mécanismes qui vont permettre aux populations opprimées et exploitées de conserver les quelques avancées dont elles ont pu bénéficier durant les années 2000. (...)

Le PT s’est engagé dans des pratiques de gestion de l’État et du néolibéralisme qui ont mené à une démobilisation progressive du camp populaire. L’hyperpersonnalisation du gouvernement et l’autonomisation de Lula vis-à-vis de la base de son parti ; l’affaiblissement de la politisation et de la combativité des mouvements sociaux ; le développement de la consommation sans acquisition de droits collectifs ; le soutien apporté aux secteurs parmi les plus conservateurs de la société brésilienne que sont notamment l’agrobusiness et les Églises néopentecôtistes sont autant de choix qui ont fragilisé les capacités d’organisation et de défense à long terme de la population quand les dominants repassent à l’offensive. (...)