
En Normandie, le port de Ouistreham est après Calais le deuxième point de départ de la France vers l’Angleterre. Les 110.000 camions annuels qui traversent la mer aimantent les exilés. Pour pallier l’inaction du maire de la commune, un collectif d’habitants a vu le jour pour leur venir en aide.
(...) Les car-ferrys effectuent trois aller-retour quotidiens entre les deux ports. Ils charrient près d’un million de voyageurs et 110.000 camions par an, ce qui en fait la deuxième liaison française pour l’Angleterre, après Calais. Des gendarmes mobiles inspectent les environs et scrutent les essieux des véhicules les plus imposants. (...)
En lisière du canal, Mahdi chemine tranquillement vers la rue de l’Yser, où il s’adosse à la clôture d’un pavillon. Capuche sur la tête, mains dans les poches, il colle son épaule à celle de Moussa, compatriote soudanais. Mahdi s’exprime dans un anglais impeccable, où il mêle, de temps à autre, des mots français. Du haut de ses dix-neuf ans, la vie de Mahdi ressemble déjà à une odyssée. Le jeune homme a fui son Darfour natal et la fureur des miliciens janjawids, a échappé aux bandes criminelles en Libye, traversé la Méditerranée sur un rafiot, été forcé de laisser ses empreintes digitales en Italie et a rallié tant bien que mal le nord de la France : Calais, puis Ouistreham. (...)
Cet après-midi de janvier, comme chaque jour depuis près d’un an, il s’évertue à rejoindre une Angleterre au parfum de vie meilleure. « I take my chance » (Je tente ma chance), explique-t-il dans un regard vers l’embarcadère. Quelques minutes plus tard, un camion se profile et s’engouffre sur la place du Général de Gaulle, en direction du ferry. Mahdi et six de ses compagnons d’infortune sprintent aux trousses de l’engin. Ils tentent d’en ouvrir les portes pour se faufiler en son sein. C’est peine perdue : le véhicule est cadenassé et prend de la vitesse. Une troupe de gendarmes observe la scène distraitement. Quelques minutes plus tard, un nouveau camion survient et la même scène se répète (...)
Sur les coups de dix-huit heures, à bord d’une fourgonnette, Miguel et Christophe longent le chalutier Charles-de-Foucault et se garent au bout du chemin de halage. Ils sont parmi les cofondateurs du Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham (Camo), créé à l’été 2017. « On voyait ces jeunes errer dans les rues de Ouistreham, sous nos fenêtres, raconte Miguel, résidant ouistrehamais. On s’est intéressé à eux, à leur histoire, à leurs conditions de vie et on s’est rendu compte du danger qu’ils encouraient : ils dormaient dans les bois, ils avaient faim. Humainement, c’était intolérable de rester les bras croisés. On a commencé à cuisiner pour pallier l’urgence et tout est parti de là. On était quatre. Aujourd’hui, on est plus de 250 habitants à mettre la main à la pâte. » (...)
Le Camo assure cinq jours de distribution hebdomadaire et d’autres associations, comme les Restos du cœur, s’occupent des autres repas. Mais ce n’est pas tout. Le Camo s’est déployé, au fil du temps, en plusieurs branches : le CamoRepas, le CamoSanté, le CamoVêtement et enfin le CamoDodo. « Nous sommes là pour combler un vide, sans mode d’emploi, raconte Miguel. Nous nous sommes organisés à mesure que les besoins sont apparus : des vêtements propres, la “bobologie” et l’hygiène, du repos… » (...)
Le maire de Ouistreham, Romain Bail, n’a jamais daigné mettre en place de refuge de nuit, ni même de jour, dans sa commune. Le Camo souhaitait, au moins, bénéficier d’un abri pour les distributions de nourriture et d’habits. Le maire a refusé. Contacté par nos soins, le directeur de son cabinet a signifié à Reporterre qu’il « ne souhaitait pas communiquer, dans l’immédiat, au sujet des migrants ». À plusieurs reprises, dans la presse et au cours de réunions, Romain Bail a invoqué une volonté de ne pas provoquer « d’appel d’air » dans sa commune, à savoir attirer de plus en plus d’exilés en créant les conditions d’un accueil plus hospitalier. « Mais “l’appel d’air”, il faut bien comprendre que c’est le ferry ! s’insurge Marion, vendeuse en librairie. (...)
À quelques kilomètres de Ouistreham, l’attitude des édiles est toute différente. Pendant le plan grand froid de février 2018, le maire de Colleville-Montgomery, Frédéric Loinard, a réquisitionné en urgence un gymnase de sa commune. Au grand dam de Romain Bail et de la préfecture du Calvados. Plus récemment, le maire de Lion-sur-Mer, Dominique Régeard, a mis à disposition un local de dix places pour que les exilés puissent dormir dans des lits. Surtout, des familles calvadosiennes partagent régulièrement leurs logis avec des copains, via le CamoDodo, destiné « à encourager et à accompagner les habitants qui souhaitaient proposer une douche, un repas et un couchage aux copains, dit Miguel. L’an dernier, 70 familles les ont hébergés durant l’hiver. » (...)
De temps à autre, les membres du Camo reçoivent « la nouvelle » : un copain est passé de l’autre côté de la Manche. « Apparemment, ils sont reçus rapidement par l’immigration et les plus jeunes sont scolarisés, rapporte Miguel. Certains retrouvent même des membres de leur famille. C’est toujours un moment particulier pour nous, un grand soulagement. On espère que c’est, pour eux, la fin du voyage et le début d’une vie plus désirable. » Le prochain ferry sera peut-être pour Mahdi, Mohammad et Mahmoud. Ils n’ont pas encore traversé la Manche, mais leurs songes sont déjà de l’autre côté.