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« Contrairement aux préjugés, le travail manuel exige de grandes compétences intellectuelles »
Article mis en ligne le 21 mai 2017
dernière modification le 18 mai 2017

Les travailleurs manuels, en particulier les femmes, seront-ils à nouveau les grands perdants du quinquennat qui se profile. Emmanuel Macron s’était autoproclamé « le candidat du travail ». Devenu Président, saura-t-il prendre en considération la réalité que vivent les femmes préposées au ménage, au service dans la restauration, à la chaîne des usines ou aux caisses des supermarchés ? Dans son ouvrage Les souffrances invisibles, l’ergonome Karen Messing raconte en quoi les métiers de ces femmes sous-qualifiées exigent de grandes qualités cognitives, ignorées voire méprisées par la majeure partie de la société. Entretien.

Karen Messing : Quand on évoque le fait de « lever des charges », on pense souvent aux objets lourds que les hommes soulèvent. Le fait de soulever, tourner ou tirer des personnes pour les habiller, ou pour faire leur lit n’est jamais considéré. Or, c’est un travail très physique, essentiellement accompli par des femmes. Leurs bras et leur dos sont à ce point sollicités qu’elles ont des accidents et développent des maladies professionnelles. Une autre raison de l’invisibilité, c’est que la même charge peut ne pas représenter le même degré de sollicitation : avec un même plateau, les serveuses sont souvent davantage sollicitées que les serveurs parce qu’elles ont des plus petites mains. Elles doivent aussi marcher plus vite parce qu’elles font de moins grands pas.

Il y a une invisibilité de leurs difficultés à cause d’une différence de taille, et parfois de force physique. On sait aussi que les femmes sont plus exposées aux mouvements répétés que les hommes, et qu’elles sont plus nombreuses à travailler debout et immobiles, ce qui provoque de grandes douleurs dans le dos et dans tout le bas du corps. Les hommes qui travaillent debout sont beaucoup plus mobiles, ce qui réduit énormément leur fatigue. Les hommes de leur côté sont également soumis à des souffrances invisibles, comme les radiations ou les produits chimiques. (...)

Il y a un préjugé fort qui dit que les travaux manuels n’exigent pas de compétences intellectuelles. Prenons les serveuses, que j’ai longtemps observées. C’est, de loin, dans ses aspects cognitifs que leur travail est le plus difficile : elles doivent prendre les commandes, être en bons termes avec la cuisine qu’elles ne doivent pas presser, mais un peu quand même pour que les clients ne soient pas mécontents. Il faut retenir qui a commandé quoi, même si la personne change de place. Elles doivent gérer l’arrivée de nombreux plats en même temps, pour plusieurs tables. Elles doivent savoir servir le café sans renverser de gouttes sur la coupelle, ne pas oublier le sucre, ni la crème, etc. Elles doivent en plus assumer une certaine gestion émotionnelle, avec des clients pas toujours en forme, d’autres qui sont à la limite du harcèlement sexuel. Il faut qu’elles dosent leur degré de politesse, en étant polies mais pas trop. Le tout avec un patron qui ne les soutient pas toujours, et sur des horaires très fatigants, souvent tard le soir. (...)

le fait d’ignorer les compétences requises par un travail met les travailleurs en danger ! L’une de mes collègues, en lien avec les travailleurs d’une usine de transformation de poulets, a conçu une formation basée sur les compétences développées informellement par des experts qui travaillaient sur des chaînes de découpe. C’est extrêmement important de savoir ce qu’il faut faire, et comment, si on veut travailler vite et bien sans se blesser. La direction a découvert cette dimension informelle avec cette formation, qui comprenait une vidéo illustrant les techniques d’affilage du couteau. Jusqu’à ce que ces compétences liées à l’affilage soient rendues visibles, la direction ne s’en rendait pas compte. Et les gens se blessaient. (...)

Il y a un manque de connaissance du travail réel des salariés, et notamment de ceux qui font les travaux les moins qualifiés. On est un peu en état d’ignorance collective. C’est plus facile de comprendre quelque chose que l’on fait soi-même. (...)

Certains médecins vont compatir avec un monsieur qui s’est fait mal au coude en jouant au tennis, mais ne rien entendre de la douleur des ouvriers qui dénudent des fils électriques à longueur de journée et qui sollicitent les mêmes muscles et tendons qu’un joueur de tennis. (...)

Si l’on veut apprendre quelque chose du travail, il faut croire les travailleurs. En mettant en doute leur parole et leurs compétences, on les fait souffrir, et on produit des erreurs scientifiques. Sur la position débout, par exemple, on entend dire n’importe quoi parce qu’on mélange la posture debout mobile et la posture debout immobile. Celles qui m’ont appris qu’il y avait une différence, ce sont les caissières de supermarchés qui travaillent debout à longueur de journée. Si je ne les avais pas écoutées, je n’aurais jamais compris. Elles savent des choses que nous ignorons. C’est important de le dire !

L’autre problème de notre approche scientifique, c’est notre réticence à dire les choses clairement. (...)