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Confiné mais pas abattu, le mouvement social s’organise
Article mis en ligne le 14 avril 2020

Loin de la rue, le mouvement social est-il désarmé ? En dépit de la rhétorique guerrière et unanimiste déployée par le chef de l’État, la colère n’est pas confinée. La contestation bouillonne et s’organise face aux insuffisances et aux volte-face de l’exécutif dans sa gestion de la crise sanitaire du Covid-19. Les plaintes, les mouvements de grève, les manifestations aux fenêtres et les formes d’auto-organisation fleurissent, donnant de l’écho aux voix dissidentes.

Certains acteurs de la lutte sociale et écologique confient pourtant ressentir une stupeur émotive, liée aux conséquences de la crise sanitaire. Ils ont vu leurs vies et leurs activités chamboulées, comme tout le monde, et tentent de dépasser cet état de sidération. « Nous vivons une époque perturbante, loin de tout ce que nous avons pu vivre jusqu’à présent, dit Pauline Boyer, porte-parole d’Alternatiba. La crise sanitaire s’est manifestée abruptement, y compris dans les milieux militants où nous sommes perpétuellement en relation les uns avec les autres. Nous voyons le décompte des morts, nous avons peur pour nos proches vulnérables, très exposés au virus, voire déjà malades, et nous vivons l’isolement. »

Les activistes sont aussi privés d’une grande partie de leur répertoire d’action traditionnel. (...)

Comment « déconfiner » les revendications du mouvement social ?

La mise à distance sociale, « de rigueur et totalement justifiée, est antinomique de l’action collective », (...)

Loin de ces lieux de fixation ou d’occupation, sans possibilité de faire masse dans la rue, « nous avons la sensation d’être des particules isolées, atomisées », regrette Joël Domenjoud, militant écologiste impliqué dans la lutte antinucléaire.

Néanmoins, « la pandémie ne doit pas servir à étouffer les luttes ni l’esprit critique, dit Corinne Morel Darleux, conseillère régionale en Auvergne-Rhône-Alpes. (...)

comment « déconfiner » les revendications du mouvement social ? Plusieurs pistes ont émergé ces dernières semaines. Certains soirs, à 20 heures, l’heure à laquelle les soignants sont acclamés, des casseroles, des banderoles et des projecteurs ont surgi aux fenêtres, spontanément ou de manière organisée. Le 31 mars, par exemple, une manifestation de confinement était organisée à l’appel du collectif Projections Covid-19 en soutien au personnel soignant, mais aussi contre les réformes des retraites et de l’assurance-chômage. Des photos et des vidéos des banderoles et des chants, tels « du fric, du fric, pour l’hôpital public ! », ont été postées sur les réseaux sociaux dans la foulée. (...)

« Cette crise sanitaire est amplifiée par les choix politiques mortifères qui ont mis à genoux nos services publics ces dernières années, dit Tarik Safraoui, de Projections Covid-19, et organisateur de l’évènement. Les personnels soignants sont à bout et envoyés au front sans les protections nécessaires, comme l’a montré le mensonge d’Etat sur la pénurie de masques. Comment rester muets devant l’irresponsabilité de nos gouvernants, qui privilégient les profits et mettent en péril nos vies ? » L’activiste prévient que « dès que la crise sera passée, notre colère et nos banderoles redescendront de plus belle dans la rue ».
Investir le terrain judiciaire

La colère des Français s’est également traduite par des actions en justice. Le parquet de Paris et la Cour de justice de la République ont reçu des dizaines de plaintes visant des décideurs publics pour mise en danger de la vie d’autrui, abstention volontaire de prendre les mesures visant à combattre un sinistre, voire homicide involontaire [1]. Une plateforme, intitulée plaintecovid.fr, propose des dépôts de plainte facilités à l’aide de dossiers préremplis.

Jeudi 9 avril, quatre-vingt douze associations et collectifs se sont même associés pour saisir conjointement sept rapporteurs des Nations unies chargés des questions de pauvreté extrême, de santé, d’accès à un logement décent, à la nourriture, à l’eau potable et à l’assainissement, ainsi que des migrants et des défenseurs des droits humains. (...)

Des syndicats ont également investi le terrain judiciaire pour faire ployer des entreprises peu prévenantes de la santé de leurs salariés. (...)

À l’image des salariés d’Amazon, les classes laborieuses ne connaissent pas de confinement et sont surexposées au virus : les personnels soignants, mais aussi les caissiers, les ouvriers, les éboueurs, les facteurs, les postiers et les livreurs n’ont cessé de travailler. Solidaires a mis en place un numéro vert accessible à tous les travailleurs, syndiqués ou non, pour répondre à toutes les questions liées aux droits vis-à-vis des employeurs en matière de sécurité, de retrait, d’arrêt maladie ou encore de chômage partiel. (...)

Pour faire pression, s’ils ne peuvent pas construire de rapport de force dans la rue, des syndicats ont lancé des appels à la grève dans certains secteurs à l’image de la CGT branche commerce et services, le mercredi 8 avril, à la suite de la mort d’un employé de Carrefour Bercy-2.
« Une façon de rester debout, de mener des actions justes »

La grève, précisément celle des loyers, est également le mode d’action privilégié par certains collectifs, pour lutter contre la précarité de certains ménages. (...)

Dans les quartiers populaires, les habitants « cumulent les difficultés : le mal-logement pour les confinés, mais aussi les emplois précaires pour les autres et des services publics moindres pour faire face au coronavirus… Et en plus les violences policières explosent », souffle Youcef Brakni, membre du comité Vérité et Justice pour Adama. « Dans les moments de peur collective, la police se lâche et ça tombe toujours sur les plus pauvres », poursuit-il. (...)

« L’État ne nous protège pas et, en plus, il nous empêche de respirer, dit Youcef Brakni. Alors nous nous débrouillons nous-mêmes : nous demandons aux gens de filmer, coûte que coûte, pour que les organisations militantes puissent lancer le plus d’alertes possible. » Tombée à point nommé, une application baptisée UVP a été lancée le 10 mars dernier par le collectif Urgence notre police assassine. Celle-ci permet de filmer les interventions des forces de l’ordre sans qu’elles ne puissent effacer les images.

Dans certains lieux de privation de liberté, la révolte gronde. A la prison de Fleury-Mérogis, dimanche 22 mars, près de cent detenus ont refusé de rejoindre leurs cellules pour protester contre le manque de protection face au Covid-19. Le samedi 11 avril, à 20 heures, des étrangers sans papiers parqués au centre de rétention administrative (CRA), du Mesnil-Amelot, le plus grand de France, ont occupé la cour du bâtiment et ont demandé à être libérés, inquiets qu’aucune mesure sanitaire ne soit prise pour empêcher la propagation du virus à l’intérieur du centre. Selon l’Humanité, leur mouvement aurait été durement réprimé.

Des associations de soutien aux migrants réclament la fermeture de ces centres dans le contexte de pandémie de Covid-19. Plus largement, des centaines de démarches et d’initiatives solidaires ont émergé, dans l’Hexagone, pour faire face à la crise. Petites annonces dans les halls d’immeubles, pétitions, groupes Telegram ou WhatsApp… Des liens d’entraide se tissent à toutes les échelles. (...)

le monde de l’après Covid-19 est déjà sur toutes les lèvres. Et, déjà, les propositions se multiplient pour penser un après plus social et plus écologique. Le jeudi 9 avril, la Convention citoyenne pour le climat a transmis à l’exécutif cinquante propositions pour « porter l’espoir d’un nouveau modèle de société » en matière de logement, de déplacement, d’alimentation, ou encore de publicité. (...)

Joël Domenjoud craint « le risque important de décompensation au moment du déconfinement, un endormissement sur le besoin de consommer et d’oublier la fragilité de notre système ». Il faut, dit-il, « absolument se prémunir de l’amnésie collective, garder un potentiel de colère entier pour dire “hors de question que ça arrive encore une fois, ce système a mis notre vie en danger” ».

Nicolas Haeringer, du mouvement 350.org, estime que ce potentiel de colère « a trop longtemps été mis de côté, voire dévalorisé au sein des luttes écologiques, où l’on a parfois cherché à mobiliser autour de récits positifs » : « Réhabilitons notre colère, cessons de construire nos mobilisations comme si nous pouvions nous permettre de négocier avec le temps. Ce que l’urgence sanitaire rappelle, c’est que chaque fois que nous acceptons de négocier avec le temps, il y a des morts. Pesons de tout notre poids pour qu’il n’y ait pas de retour au business as usual, au règne de celles et ceux qui font profit de la destruction. »