
Daniel Pauly, biologiste marin français reconnu internationalement, est le premier à avoir cartographié et évalué les conséquences écologique, économique et sociale de la surpêche. Son engagement prouve qu’il est possible de concilier un travail scientifique de très haut niveau et des convictions environnementales. Il s’en explique à Reporterre.
Reporterre - Vous qui avez une connaissance précise de la dégradation des océans, n’êtes-vous pas déprimé en constatant que la situation empire ?
Daniel Pauly - Les scientifiques le vivent grâce à la compartimentation. Il y a un côté tout à fait décourageant, celui de savoir qu’on détruit des ressources qui pourraient très bien subvenir à nos besoins, mais, de l’autre côté, c’est un défi scientifique : comment démontrer la réalité d’une surpêche ? Si demain on annonçait la fin du monde due au volcanisme, ça intéresserait les volcanologues…
N’est-ce pas aussi un défi politique ?
Si. Mais pour les scientifiques, c’est toujours une danse, une chorégraphie. Il faut à la fois rester dans la science et se pencher vers les politiques pour leur expliquer ce qui se passe.
Avez-vous été approché par l’Union européenne comme expert sur les questions de la pêche ?
Oui, l’Union européenne m’a demandé de faire une étude sur les pêcheries de la Chine dans le monde.
Et sur sa propre politique de la pêche ?
Non. Mon expertise concerne surtout les zones tropicales, on m’a donc consulté surtout autour des problèmes de surpêche dans ces régions.
Pourtant dans vos articles, vous écrivez que les bateaux européens vont pêcher au large de l’Afrique...
Ah oui, ça c’est vrai ! D’ailleurs, on remarque bien leurs bateaux ! Mais ça ce n’est pas la politique européenne, c’est la politique « extérieure » européenne. J’ai travaillé sur cette dernière superficiellement, parce que je m’intéresse à toutes les pêcheries du monde, mais je connais surtout les pêcheries tropicales. (...)
Pourquoi l’Union européenne persiste-t-elle à pêcher au large de l’Afrique ?
Parce que dans notre système économique, ceux qui nous gouvernent donnent une énorme autonomie aux entrepreneurs. Les entrepreneurs font ce qu’ils veulent et n’ont pas beaucoup de freins à leurs activités. L’économie, bien souvent, pousse la politique plutôt que le contraire. Comme il y a de l’argent à gagner en Afrique, on surexploite ses ressources et on envoie des bateaux. C’est même subventionné. Il existe toute une activité européenne en Afrique au désavantage de ce continent mais qui profite aux armateurs européens. J’ai dénoncé cette situation dans mes articles scientifiques, dans des campagnes d’informations et des conférences, à Dakar par exemple.
Cela a-t-il amélioré la situation au Sénégal ?
Oui, parce que les accords de pêche qui permettent aux Européens de pêcher en Afrique sont devenus plus transparents et leurs termes sont moins défavorables qu’auparavant. Les choses vont mieux politiquement. Par contre, les Européens sont remplacés graduellement par les Chinois, ce qui n’est pas sans problèmes, parce que tout reste à faire en matière de transparence et de respect dans les pratiques.
Mais il est important de savoir que la durabilité des stocks de poissons est mise en cause autant par les Européens que par les Chinois, sans grande différence. D’ailleurs les gens du Parlement européen se sont vexés quand j’ai présenté mon étude en leur disant que la Chine n’agissait pas vraiment autrement que l’Europe. (...)
Il n’y a que les associations écologiques qui soient capables de reprendre le discours des scientifiques, de l’expliquer et de forcer les politiques à en tenir compte. Les dirigeants prennent des décisions raisonnables quand ils sont forcés de le faire.
Vous devez souvent être sollicité par des associations de protection des océans.
Au début, c’est moi qui les ai sollicitées. Quand je suis arrivé au Canada, il y a vingt ans, je voulais faire passer l’idée de la nécessité absolue d’une gestion durable des stocks de poissons. Le Canada, malgré toute la science qu’il a accumulée, a ruiné son stock de morues parce que la pêche à outrance était entérinée par les politiques, l’industrie et les armateurs. Et les scientifiques qui disaient : « Ce n’est pas ça qu’il faut faire », n’étaient pas écoutés, comme dans un pays du tiers-monde.
Devant ce constat, je me suis demandé quelle force sociale pourrait bloquer ce processus destructeur. C’est alors que je me suis allié à ces associations écologistes. Avec elles, c’est une autre danse, parce qu’elles s’attendent à ce qu’on devienne des avocats, ce que je ne peux pas faire puisque je suis scientifique. Donc je continue à publier, mais en essayant que les associations puissent utiliser mon travail. Je crois y être parvenu, parce qu’elles citent énormément mes travaux. C’est une « liaison dangereuse », mais qui fonctionne. Par contre, très peu de scientifiques agissent aussi explicitement. La plupart d’entre eux ont peur des associations. Moi, je n’ai pas peur ; je sais comment travailler avec elles. (...)
Aux États-Unis, les écologistes et les associations écologistes ne s’intéressent qu’aux problèmes de l’écologie. C’est pour ça qu’ils peuvent s’allier aux partis de droite si c’est nécessaire, même si ça devient de plus en plus difficile parce que la droite étatsunienne est devenue complètement cinglée. Mais il a été possible jusqu’à présent de ne pas prendre parti, alors qu’en France c’est toujours un parti de gauche. C’est restrictif.
Je suis une personne de gauche et le problème ce n’est pas que les écologistes français soient à gauche, c’est qu’ils impliquent l’écologie dans un contexte uniquement politique alors qu’elle doit être vue dans un contexte scientifique. C’est pour ça que les Verts n’arrivent pas à percer et ne deviennent pas un groupe puissant comme en Allemagne ou aux États-Unis (...)
les gens ne comprennent pas la gravité de la situation, ils ne savent pas qu’ils ont déjà perdu une partie de ce qu’ils essaient de protéger
N’est-ce pas une sorte de « kit de survie » que les humains utilisent pour échapper à la dépression ?
Tout à fait. Au niveau de l’évolution, on n’a pas besoin de mémoire : à quoi servirait-il de se souvenir intensément de choses qui ont affecté nos grands-parents ?
Des personnalités comme Rachel Carson, ou Théodore Monod, qui ont défendu la nature toute leur vie, n’ont-elles justement pas regardé la terre telle qu’elle était dans le passé ?
On peut le faire maintenant parce que l’on vit dans une société où l’écrit est important. C’est lui qui nous permet de retourner en arrière, grâce à la documentation des situations antérieures. C’est un élément nouveau, qui existe depuis 6 000 ans. L’homme existe depuis 200 000 ans. Au début, l’être humain n’avait aucun avantage à faire passer des souvenirs d’une génération à une autre. Quelques expérience sont nécessaires, mais uniquement si elles sont renforcées.
Par exemple, si on trouve certains champignons vénéneux, c’est important de le mentionner à vos enfants parce que sinon ils vont les manger ; mais si vous changez de paysage et que vous allez dans un coin où ces champignons ne poussent pas, ce n’est plus nécessaire de conserver ce savoir. Alors, il disparaît. Il disparaît lorsqu’il n’est plus dans les têtes des gens. Aujourd’hui, c’est différent, parce que le savoir subsiste dans les musées, les bibliothèques.