
Grenoble est le centre français des nanotechnologies. Elles s’y développent par une alliance sans faille entre l’Etat, les entreprises et le Commissariat à l’énergie atomique. Qui ont réussi à avancer sans que les citoyens prennent conscience de ce que représente cette voie technologique.
Au cœur des monts de l’Isère, Grenoble a la réputation d’être le plus influent technopôle européen. À l’origine de cette mutation high tech, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et son Leti, le Laboratoire d’électronique et de technologies de l’information, en plein cœur de la ville. Ils planchent de concert avec les géants voisins de la microélectronique : Philips, Motorola, STMicroelectronics ou IBM. Il y a dix ans, sous l’impulsion du CEA, le campus s’est agrandi d’un complexe de huit hectares, destiné à l’enseignement et à la recherche sur les micro et les nanotechnologies : Minatec. (...)
Son inauguration, le 1er juin 2006, a rassemblé près d’un millier d’opposants à l’initiative du collectif OGN, Opposition grenobloise aux nécrotechnologies, et de Pièces et Main d’œuvre (PMO), pour la première manifestation au monde contre les nanos. « Sur les 8,6 milliards de dollars consacrés en 2004 dans le monde à la recherche et au développement des nanotechnologies, une bonne part l’aura été grâce à des budgets militaires », dénonçaient les opposants au projet. « Contre l’homme-machine, le mouchardage électronique et la tyrannie technologique », pouvait-on lire sur les tracts. Des centaines de CRS furent déployés dans Grenoble, et l’inauguration reportée au lendemain. Jacques Chirac, alors président de la République, aurait dû être de la fête inaugurale, mais ce rassemblement citoyen l’en dissuada : l’Élysée tint son locataire en lieu sûr, craignant d’attirer l’attention de la presse sur les critiques contre Minatec. Quelques politiques décidèrent malgré tout de célébrer l’événement : André Vallini, le président PS du conseil général de l’Isère, gestionnaire du projet, et le ministre de l’Industrie, François Loos.
« Capitale secrète de l’Europe pour l’innovation »
« On a entendu parler de Minatec dans la presse dès 1998, se rappelle l’un des membres de PMO, qui désire ne pas être nommé. C’était d’abord évoqué dans le compte-rendu d’un conseil de la communauté d’agglomération. Et puis, on a appris un beau jour que l’on allait investir pour développer la filière des micro et nanotechnologies. » (...)
« Pour investir utilement et ne pas saupoudrer des crédits sur tout le territoire français — une mauvaise stratégie —, il faut renforcer les points forts. C’est ce que les technocrates appellent un “écosystème”, avec une liaison forte entre la recherche, l’industrie, les pouvoirs publics et l’armée, qui est toujours là. Un monde où tous parlent le même langage. » Le premier rebondit, non sans ironie : « Tout ça fonctionne en parfaite harmonie dans un consensus politique global. » (...)
Comment atteint-on ce « consensus politique global » ? À la table des discussions ministérielles, l’ensemble des corporations patronales et industrielles françaises : le Medef, l’Union de l’industrie chimique, l’Association nationale des industries alimentaires, la Fédération des entreprises de la beauté… Tous les secteurs voient la possibilité de conférer à moindre coût de nouvelles propriétés à leurs produits. Le tout sans contrainte, puisque les nanos ne subissent aucune réglementation. France nature environnement (FNE) est le seul représentant de la société civile depuis 2006. « C’est un monde fermé, difficile à comprendre. Il y avait à l’époque peu de littérature expliquant ce que sont les nanos. Il était très difficile de s’y pencher », dit José Cambou en charge du dossier au sein de l’association.
Selon elle, la seule avancée obtenue lors du Grenelle de l’environnement, en 2007, est la tenue d’une consultation citoyenne. La Commission nationale du débat public (CNDP) devait l’organiser dans plusieurs villes de France réunissant scientifiques, politiques, industriels et quelques rares associatifs, comme FNE. « Cela aurait pu être l’occasion d’un échange entre tous les acteurs dans plusieurs villes de France. Cela permettait à chacune des associations de s’emparer du sujet pour nourrir le débat public. » Mathilde Detcheverry, de l’association Avicenn, et José Cambou regrettent que le débat n’ait pas vraiment eu lieu (...)
Pourquoi ? Le gouvernement venait d’accorder 70 millions d’euros annuels pour un plan de développement des nanotechnologies sur cinq ans. Les opposants radicaux comme PMO ont investi les salles de réunions avec des sifflets pour « empêcher la mascarade », confient-ils. « Nous organisions des débats depuis 2002 à Grenoble et dans d’autres villes de France. En 2009, le gouvernement prend la mesure du risque d’opinion avec les textes que l’on diffuse. S’il ont décidé d’organiser un pseudo-débat, c’est pour dire ensuite : “Vous voyez, on a débattu, ceci est démocratique, les citoyens ont pu s’exprimer, il n’y a plus de problème avec ça.” » (...)
Tranquillement, la France a rejoint la tête de peloton des leaders mondiaux du marché des nanos. Avec 600 millions de dépenses publiques en 2012, elle se situe en 4e position, derrière les États-Unis, le Japon et l’Allemagne. (...)
« Que reste-t-il de libre dans l’exercice politique qui ne soit pas arrimé à l’ambition technique ? » s’interroge la journaliste Dorothée Benoit Browaeys, auteure de l’enquête « Les transhumains s’emparent des nanotechs ». Face aux technologies convergentes, la convergence des luttes a encore de beaux jours devant elles.