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Comment expliquer la forte et persistante révolte contre la réforme des retraites ?
#greves #manifestations #retraites #travail
Article mis en ligne le 3 avril 2023
dernière modification le 2 avril 2023

La gronde ne retombe pas. Le mardi 28 mars, entre 740 000 et deux millions de personnes ont manifesté à l’occasion de la 10e journée d’action contre la réforme des retraites. Malgré un repli de ces chiffres par rapport à la précédente journée de mobilisation, l’intersyndicale se dit toujours « déterminée après deux mois de mobilisation exemplaire » et a appelé à une nouvelle journée d’action le jeudi 6 avril.

Des sociologues américains m’ont demandé de leur expliquer l’actuelle révolte des Français contre l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Une révolte qu’il leur est difficile de comprendre, eux qui peuvent travailler jusqu’à 70 ans et plus. (...)

Ce n’est pas seulement, ni peut-être principalement les réglages très techniques des paramètres de notre système de retraite par répartition qui sont en jeu. En effet, une grande partie des Français – qu’ils soient manifestants ou non – ne comprend pas les subtilités de ce système, ni les permanents rajustements nécessaires à son équilibre financier.

C’est donc autre chose qui est à l’œuvre. Mais quoi ? (...)

Commençons par une évidence : du point de vue individuel de chaque citoyen, l’obligation de travailler plus longtemps est une mauvaise nouvelle (sauf pour les quelques-uns qui souhaitent continuer à travailler au-delà de l’âge « légal » de départ à la retraite). (...)

Cette nouvelle « norme » a tous les aspects d’une perte d’avantage acquis. Dire que l’on passe de 62 à 64 ans, cela revient à dire : deux ans de perdu !

Président ou patron ?

Pour justifier cette apparente perte d’avantage acquis, le gouvernement en appelle à la science des modélisateurs. Malheureusement, ajuster les paramètres d’un système de retraite par répartition pour qu’il soit équilibré vingt ans plus tard est une tâche scientifiquement impossible. Il y a trop d’incertitudes sur l’avenir, comme le soulignait le démographe Hervé Le Bras dans une interview récente au journal Le Monde. (...)

Toute modélisation est contestable et peut être évidemment contestée, ce qui laisse le président et son gouvernement sans justification absolument convaincante, sauf à déplacer la question et à rechercher l’équilibre financier de l’État français dans son ensemble. Mais alors, c’est en « chef de l’État » qu’Emmanuel Macron se comporte, autrement dit en « patron » de l’entreprise France, au risque de ne plus être reconnu comme le président de tous les Français. (...)

Même en se présentant comme un patron social, il entre alors inévitablement en opposition frontale avec des organisations syndicales, dont les adhérents sont principalement des salariés de la fonction publique et des entreprises publiques.

C’est ici que se noue le nœud gordien. Un président de la Ve République ne peut être un « patron », car il est supposé protéger les Français contre les excès du capitalisme. Dans une perspective anthropologique de longue durée, il faut plutôt le comparer à un roi de l’Ancien Régime, car la population attend de lui qu’il protège, et prenne personnellement en charge tous les problèmes. S’il n’y parvient pas, il est détesté et devient l’ennemi du peuple. (...)

Une morale sociale toujours vivace et opérante

Pendant la Révolution française, les royalistes étaient considérés comme des traîtres à la nation, des êtres nuisibles qu’il fallait éliminer. (...)

Un élément complémentaire de cette morale traditionnelle française, sans doute en lien avec notre tradition catholique, consiste à rejeter, a priori, tout argument d’inspiration économique, toute question d’argent. Encore aujourd’hui, beaucoup de Français sont convaincus que les visions économiques du monde sont la source de tous les maux. Ils parlent volontiers de « l’horreur économique » pour reprendre le titre d’un célèbre livre écrit par l’essayiste Vivianne Forester. (...)

On comprend aisément que l’âge légal de départ à la retraite ne soit plus la question principale en ce mois de mars 2023. Un glissement s’est opéré vers une nouvelle question : l’incapacité du Président de la République à se comporter en roi débonnaire capable de protéger les citoyens contre des « risques financiers trop grands », pour reprendre sa formule, pour justifier le recours au 49.3. (...)

Il devient moralement obligatoire de participer à ce désordre pour être un « bon citoyen ».

Et si on abolissait l’âge « légal » ?

Il y a peut-être une solution pour réconcilier la logique économique et la morale sociale traditionnelle des Français : au lieu de fixer un âge légal de départ à la retraite, il faut au contraire abolir solennellement l’âge « légal ». L’État doit cesser d’être arrogant et d’imposer sa loi.

Bien que je ne sois pas un spécialiste de l’économie des systèmes de retraite, il me semble que cette proposition n’est pas impraticable. C’est ce que suggère, par exemple, Peter A. Diamond en 2006 dans la Revue française d’économie. (...)

Il resterait alors aux caisses de retraite à fournir chaque année, une information précise et fiable sur le montant de la pension à laquelle chacun pourrait prétendre, s’il partait à 60, 65 ou même 70 ans, ce qui devrait permettre au citoyen de faire son choix, entre un peu plus de temps à la retraite ou bien un peu plus de revenus pendant cette période.

Cette solution de libre choix des personnes reste applicable, quel que soit l’état du système de calcul du montant des prestations. Cependant, il est évident que si ce système est trop inégalitaire, les plus bas salaires n’auront d’autre choix que d’essayer de travailler le plus longtemps possible pour bénéficier d’une retraite à la hauteur de leurs espérances. Il restera donc aux politiques, aux syndicalistes et aux gestionnaires à s’attaquer au vrai problème : les criantes injustices entre métiers, professions et statuts. Un sujet important qui justifiera sans nul doute encore bien des débats.