
le 17 novembre et les jours qui ont suivi ont été un coup de tonnerre pour quiconque se préoccupe sincèrement de ce à quoi pourrait ressembler les débuts d’un soulèvement populaire ici et maintenant. Le conflit qui s’est ouvert a contraint ceux d’entre nous qui le rejoignaient à accepter de perdre un temps leurs repères, ainsi qu’à se requestionner profondément sur les enjeux de la phase contemporaine d’aggravation de la domination sociale au nom de l’évidence du désastre écologique.
« Alors, vous allez soutenir des gens qui luttent pour le droit à la bagnole, maintenant ? »
La mine perplexe de notre voisin lorsque nous sommes allés lui demander du lait à la traite pour la marmite de chocolat chaud du lendemain sur les ronds-points, tout comme les divers échanges que nous avons eus depuis trois semaines à la zad, avec d’autres habitants, camarades paysans et comités de soutiens en visite, nous ont poussés à revenir sur les raisons d’une rencontre. Il n’y a sans doute pas d’évidence à ce que les habitants d’un territoire rescapé de l’extension des infrastructures de déplacements dévoreuses de pétrole et marqué par un refus des formes dominantes de production comme de consommation aillent se mêler à des foules d’individus qui revendiquent apparemment la « liberté » de pouvoir continuer à rouler et consommer comme avant. Et ce alors qu’on demande à ces derniers de faire un effort de « transition écologique ». C’est encore moins évident quand cet élan aux contours flous reçoit les soutiens bien visibles de ce qui se fait de plus nauséabond dans la classe politique.
Mais nous avons sans doute tendance à vouloir privilégier la curiosité quand souffle un tel vent de révolte et de passage à l’acte, plutôt que de rester dans notre zone de confort en ressassant par avance l’ensemble des distances possibles. D’autant qu’après avoir perçu de l’intérieur le grand écart constant entre ce que nous vivions réellement et ce que nous devenions dans le langage médiatique, on doit bien admettre qu’il est difficile de prétendre savoir quoi que ce soit sur un mouvement sans le rencontrer vraiment. Les gilets jaunes s’avéreraient peut-être dans le fond autant des beaufs individualistes que nous étions des hippies primitivistes ultra-violents.
Et puis nous avions été invités avec enthousiasme à ce premier blocage par des camarades syndicalistes iconoclastes du bassin industriel de Saint-Nazaire, rencontrés ces dernières années entre les piquets à la raffinerie de Donges, les manifs nantaises ou la zad. Il faut bien dire quand même que nous étions plutôt timides du gilet et loin de nous sentir appartenir d’emblée à la grande fraternité fluorescente lorsque nous avons rejoint par une aube gelée un rond-point à la périphérie de Pont-Château. (...)
« Je crois bien que j’ai perdu les clés du camion. »
En ce samedi 17 novembre, les premiers arrivés cherchent les gestes du blocage. Cela commence par la traversée incessante et désordonnée d’un passage piéton dans un sens puis dans l’autre à quelques dizaines et autant de blagues à la minute. Et plus encore quand un gendarme vient décréter qu’« au bout de huit passages, il y a entrave à la circulation ». Une heure après, il y a de toute façon 500 gilets jaunes sur les deux ronds-points et plus rien ne circule. La majorité semble se mettre en travers d’une route pour la première fois et personne n’a l’air de se sentir plus responsable que les autres de donner de quelconques directives. Ce qui nous emporte avec joie à ce moment-là, c’est l’inventivité et l’insolence spontanée d’un mouvement qui éclot sans avoir encore de barrières établies ou de code autre que vestimentaire.
La semaine suivante, on décide de revenir avec des petits-déj’, des tables et des bancs, du son, et de rejoindre les groupes arrêtant les camions qui seraient allés à Airbus ou vers les montagnes de containers du port. On est à Saint-Nazaire, en semaine, et on sent rejaillir sur les carrefours l’histoire ouvrière de la ville autant que son étiolement : il y a là de vieux retraités nostalgiques de l’âge d’or des docks, des chômeurs à temps plein, des précaires des boîtes locales. Du côté de ceux qui demeurent salariés, différentes formes de grèves sauvages s’inventent au jour le jour. Certains se déclarent indisponibles pour une semaine auprès de leur boîte d’intérim, des livreurs appellent leur patron quotidiennement pour dire qu’ils se sont encore fait bloquer et restent là le reste de la journée. Un routier parmi d’autres fait semblant d’avoir perdu ses clefs alors qu’il est en plein au milieu du rond-point et force une dizaine de flics postés là à venir essayer de pousser l’arrière de son poids lourd. Une vision tactique s’énonce rapidement : « La semaine on bloque l’économie, le week-end la consommation. » Un relais s’organise en fonction des heures d’embauche des uns et des autres, de 5 heures du mat’ à 20 heures. Ce qui dit quelque chose de la détermination collective au vu de l’arrivée du froid et de la pluie. Un ancien déclare que c’est aux retraités d’assurer la continuité sur les points de blocage. Des motos et scooters colportent les informations d’un rond-point à l’autre. Des utilitaires ramènent des tas de palettes et de pneus, des kebabs donnés par le snack d’à côté ou un sac d’huîtres. Dix types décident d’aller poser une barricade pour bloquer le supermarché le plus proche. Tandis que l’employée de la station-service explique en souriant aux uns comment faire gaffe aux conduites de gaz, les autres vont demander du petit bois à la fleuriste pour allumer le feu. Personne ne se soucie plus de l’huissier payé par le gérant du Leclerc pour menacer d’amendes et d’intervention si l’on ne s’en tient pas à un barrage filtrant. Il est difficile de se rendre compte de tout ce qui se passe, y compris en scrutant les réseaux sociaux et les médias locaux. (...)
Ce qui nous a donc surtout sauté aux yeux, c’est que l’élan de contestation auquel nous nous mêlions contenait une part majeure d’indétermination. On ne va pas nier notre propre trouble récurrent à ne pas retrouver une partie des repères qui codent tant bien que mal un certain patrimoine politique aussi rassurant que sclérosant. Mais avec la décomposition de la gauche syndicale et politique, et le bouleversement accéléré des réalités sociales, écologiques et migratoires, on risque de se demander de plus en plus souvent dans les années à venir si l’on doit se tenir à distance d’un mouvement populaire parce qu’il est pourri de contradictions et susceptible d’être récupéré par l’extrême-droite populiste. Cela fait des années que celle-ci y travaille, et cela ne pourra que s’aggraver si on lui laisse toute la place quand elle commence à y parvenir. D’autant que ce n’est pas comme si ses tournures d’esprits et ses ressorts identitaires n’étaient pas déjà présents çà et là au sein des mouvements syndicaux, ou environnementaux d’ailleurs. Dans le cas présent et avec d’autres camarades rencontrés dans les luttes de ces dernières années, nous avons préféré continuer à se risquer à habiter et alimenter ce chambardement-là, chargés de notre histoire propre et disponibles à une grosse rasade d’inconnu. Ceci étant, la question de notre voisin paysan résistant et avec elle celle de ce que l’on pouvait bien faire dans tout ça de la fin du pétrole et de la fin du monde n’a cessé de nous tarauder sur les routes. (...)