
Marianne : Le mouvement des “gilets jaunes” marque son premier anniversaire dans une sorte d’étiolement. Ce fut un coup d’épée dans l’eau ?
Christophe Guilluy : Non. Ce mouvement marque la fin de l’invisibilisation des grands perdants de la globalisation. Ces gens ordinaires ont enfilé des gilets jaunes pour dire « nous existons ». Ce mouvement social ne ressemble à rien de ce qu’on connaissait. Il ne tient ni vraiment de la Révolution française, ni des conflits sociaux des XIXe ou XXe siècles.
Il est différent par sa composition. Il a réuni des catégories très différentes : des ouvriers, des employés, des indépendants, des paysans, des femmes, des hommes, des retraités et des jeunes. Différent également dans sa nature. Tous ces gens ordinaires, des personnes issues des classes populaires, partagent un même sentiment : celui d’être relégué culturellement. A mon sens, ce mouvement est avant tout culturel, existentiel. Essayer de plaquer une grille de lecture classique, usant des vieilles oppositions des siècles précédents, sur cette contestation est vain. Ni le match entre la classe ouvrière traditionnelle et le patronat, ni celui entre la gauche et l’extrême gauche face à la droite et l’extrême droite ne sont pertinents. La frontière passe entre l’ensemble des milieux modestes et ceux que l’on peut classer parmi les gagnants et les protégés de la mondialisation.
En ce sens, ce mouvement est une incarnation de la France périphérique. Sociologiquement, géographiquement, il marque la nouvelle frontière, celle qui sépare un nouveau « bloc populaire », celui des périphéries, à un nouveau « bloc bourgeois », celui des métropoles mondialisées. (...)
Dire que l’idéologie n’est pas le moteur des « gilets jaunes » ne signifie pas que ce mouvement n’est pas politique. Mais, dans leur très grande majorité, ces gens ordinaires sont des « désaffiliés », des orphelins. Dans les premiers actes, il était manifeste que les « gilets jaunes » ne se définissaient pas selon leur appartenance politique traditionnelle. On y trouvait des ouvriers qui hier votaient à gauche, des paysans qui hier votaient à droite, des salariés du secteur privé et des fonctionnaires. Tous ces gens se sont retrouvés pour dire aux élites, à la classe politique, aux habitants des métropoles : « Vous ne pouvez pas faire société sans nous. » Après plusieurs décennies d’ostracisation et surtout d’invisibilisation, ces gens ont enfilé un gilet jaune pour être vus. Cette demande de visibilité des catégories populaires des périphéries est la cause essentielle de la contestation populiste, ici, comme en Europe ou ailleurs. (...)
Les “gilets jaunes”, un mouvement populiste ?
Non, un mouvement populaire. Les gilets jaunes brandis en France par les classes populaires pour dire « nous existons » répondent comme en miroir au vote de la working-class en faveur du Brexit pour se rappeler au bon souvenir de la City. Qu’importe le gourdin avec lequel ils cognent sur le système, l’important pour ces perdants de la mondialisation est de faire perdre les gagnants de la globalisation. On peut s’en désoler, mais, en l’absence de politiques publiques qui les protègent, on en est arrivé là. Dès lors Trump, Salvini ou Farage apparaissent pour ce qu’ils sont. Non pas des génies de la politique mais des marionnettes qu’utilisent les classes populaires pour se rendre visibles.
Si elles n’ont pas encore conscience d’appartenir à un nouveau prolétariat, elles ont intégré que le modèle économique conduisait immanquablement à leur relégation culturelle et géographique, loin des territoires où se créent l’emploi et les richesses. (...)
n’en déplaise à beaucoup de commentateurs du mouvement qui ont voulu voir un mouvement de « Blancs », la population des ronds-points était à l’image des sociétés occidentales, devenues plurielles. Et, si les « minorités » n’étaient pas majoritaires, elles qui vivent en moyenne moins dans la France périphérique, elles étaient bien présentes, à l’instar de la petite classe moyenne maghrébine.
Simplement, elles n’étaient pas là avec leur identité en étendard, mais avec les mêmes revendications. Pourtant, tout a été mis en place pour effacer cette dimension majoritaire. Car c’est bien cela qui a engendré une réaction si brutale. Ce qui est apparu au grand jour, c’est la fin du progressisme. Quand on en est à convoquer l’inquisition, c’est que la fin est proche. Mais ils ont eu très peur. Tout le CAC 40 a défilé à l’Élysée pour demander de lâcher du lest, de proposer une augmentation du Smic. C’est dire la peur qui les a pris ! (...)
Il n’y a pas de différence majeure entre un ménage pauvre et un ménage populaire. La pauvreté est omniprésente dans l’horizon de ces classes populaires, elle est un risque, elle frappe un frère ou un cousin. Mais cette stratégie d’invisibilisation du prolétariat est un classique de cette bourgeoisie qui a toujours instrumentalisé la grande pauvreté. Elle le faisait déjà au XIXe. Le plus choquant est que cela a marché. (...)
On nous rebat les oreilles avec l’atomisation, la société liquide. Depuis quarante ans, la société française est présentée comme une société morcelée et une addition de minorités. Mais que demandent les gens ? Des protections, un État-providence, ils affichent leur attachement au collectif, aux services publics, et leur amertume face à la privatisation des autoroutes. Voilà ce qui a sidéré la nouvelle bourgeoisie, la bourgeoisie cool des grandes villes, qui semblait découvrir la dernière tribu d’Amazonie devant son poste de télévision en direct des ronds-points.
Ce sont toutes leurs représentations, celle d’un monde sans conflit de classes, sans prolétariat, celle d’une société qui se résumerait à un agglomérat de minorités et où le bien commun n’existerait plus, qui se sont effondrées d’un coup. On comprend la réaction violente, le déchaînement contre les « gilets jaunes » qui s’est ensuivi. (...)