
Rien de ce que je vais écrire ne doit être interprété comme diminuant de quelque manière que ce soit ma sympathie pour Salman Rushdie ou mon indignation face à l’attaque effroyable dont il a été victime. Ceux qui, il y a plus de 30 ans, ont mis une fatwa sur sa tête après qu’il ait écrit le roman "Les versets sataniques", ont rendu cette attaque possible. Ils méritent le mépris. Je lui souhaite un prompt rétablissement.
Mais ma compassion naturelle pour une victime de la violence et mon soutien régulièrement exprimé à la liberté d’expression ne doivent pas me rendre aveugle, ou vous rendre aveugle, à l’affront et à l’hypocrisie générés par son agression au couteau vendredi, alors qu’il s’apprêtait à donner une conférence dans une ville de l’ouest de New York.
Le Premier ministre britannique Boris Johnson s’est dit "consterné que Sir Salman Rushdie ait été poignardé alors qu’il exerçait un droit que nous ne devrions jamais cesser de défendre". Son chancelier, Rishi Sunak, l’un des deux derniers prétendants à la couronne de Johnson, a abondé dans le même sens, décrivant le romancier comme "un champion de la liberté d’expression et de la liberté artistique".
De l’autre côté de l’Atlantique, le président Joe Biden a souligné les qualités de Rushdie :
"Vérité. Courage. Résilience. La capacité de partager des idées sans crainte... Nous réaffirmons notre engagement envers ces valeurs profondément américaines en solidarité avec Rushdie et tous ceux qui défendent la liberté d’expression."
La vérité est que la grande majorité de ceux qui prétendent qu’il s’agit d’une attaque non seulement contre un écrivain éminent, mais aussi contre la société occidentale et ses libertés, ont été absents de l’action au cours des dernières années, alors que la plus grande menace contre ces libertés se développait. Ou, dans le cas des dirigeants des gouvernements occidentaux, ils ont activement conspiré à l’affaiblissement de ces libertés.
Des personnalités et des organisations éminentes qui expriment aujourd’hui leur solidarité avec Rushdie ont gardé la tête baissée, ou se sont exprimées à voix basse contre - ou, pire encore, sont devenues des meneuses de file pour - cet assaut bien plus grave : notre droit de savoir quels crimes de masse ont été commis contre d’autres en notre nom.
Rushdie s’est attiré le soutien tranchant des libéraux et des conservateurs occidentaux, non pas parce qu’il est un courageux énonciateur de vérités difficiles, mais en raison de l’identité de ses ennemis.
Tendre un miroir.
Si cela vous semble peu charitable ou absurde, considérez ceci. Julian Assange a passé plus de trois ans en isolement dans une prison de haute sécurité à Londres (et avant cela, sept ans confiné dans une petite pièce de l’ambassade d’Équateur), dans des conditions que Nils Melzer, l’ancien expert des Nations unies en matière de torture, a décrites comme une torture psychologique extrême. (...)
Et tout cela lui arrive, rappelez-vous, pour une seule raison : parce qu’il a publié des documents prouvant que, sous couvert d’un humanitarisme bidon, les gouvernements occidentaux commettaient des crimes contre des peuples dans des pays lointains. Assange est accusé en vertu de la loi draconienne sur l’espionnage uniquement parce qu’il a rendu publique l’horrible vérité sur les actions militaires occidentales dans des pays comme l’Irak et l’Afghanistan.
Oui, il y a des différences entre les cas respectifs de Rushdie et d’Assange, mais ces différences devraient susciter plus d’intérêt pour le sort d’Assange que pour celui de Rushdie. En pratique, c’est exactement le contraire qui s’est produit.
Le droit à la liberté d’expression de Rushdie a été défendu parce qu’il l’a exercé pour imaginer une autre histoire formatrice de l’islam et remettre implicitement en question l’autorité des clercs et des gouvernements dans des pays lointains.
Le droit à la liberté d’expression d’Assange a été ridiculisé, ignoré ou, au mieux, soutenu de manière faible et équivoque parce qu’il a exercé ce droit pour tendre un miroir à l’Occident, montrant exactement ce que nos gouvernements font, en secret, dans beaucoup de ces mêmes pays lointains.
Le droit à la vie de Rushdie était menacé par des clercs et des gouvernements lointains pour avoir remis en question le fondement moral de leur pouvoir. Le droit à la vie d’Assange est menacé par les gouvernements occidentaux parce qu’il a remis en question les fondements moraux de leur pouvoir. (...)
Si Assange est écrasé, il en va de même pour la base de nos droits démocratiques fondamentaux : savoir ce qui est fait en notre nom et demander des comptes à nos dirigeants.
Si Rushdie est réduit au silence, nous aurons toujours ces libertés, même si, en tant qu’individus, nous nous sentirons un peu plus nerveux à l’idée de dire quoi que ce soit qui puisse être interprété comme une insulte au prophète Mahomet.
Alors pourquoi la grande majorité d’entre nous est-elle tellement plus investie dans le sort de Rushdie que dans celui d’Assange ? Tout simplement parce que notre sympathie a été suscitée pour l’un d’eux et non pour l’autre.
En fin de compte, cela n’a rien à voir avec le fait que l’un ou l’autre soit plus digne, plus victime. Il s’agit de savoir dans quelle mesure ils ont, ou non, servi les intérêts d’un récit occidental qui renforce constamment l’idée que nous sommes les gentils et qu’ils sont les méchants. (...)