
Inutile de leur supprimer leurs portables : les jeunes ont conscience de s’exposer à certains dangers sur internet, mais la plupart du temps, le jeu en vaut la chandelle.
Une classe de seconde. Les pupitres sont disposés en cercle. Les élèves, en léger état d’hébétement, évoquent la situation suivante : une amie aurait été filmée à son insu lors d’un acte sexuel, et sa vidéo circule sur le web.
Adrien(1) : « Déjà, je lui dis : “Ne te suicide même pas”. Parce que les jeunes, ils peuvent trop se suicider ».
Margot : « Si moi ça m’arrive, je vais être traumatisée donc je me suicide. »
Romane : « Moi je me suicide, c’est clair. Parce qu’après, tous les gens vont parler de moi ». (...)
L’anecdote ne rassurera aucun parent ou adulte. Il reste que dans une enquête récente menée dans des collèges et lycées de la région Île-de-France, le suicide était sur toutes les lèvres, même s’il n’était abordé, de près ou de loin, dans aucune des questions d’entretien des chercheurs et chercheuses.
Les élèves évoquaient spontanément le désespoir susceptible d’être engendré chez leurs pairs, surtout chez les filles, aux prises avec des situations délicates sur internet, principalement à caractère sexuel, où leur réputation viendrait à être entachée de façon grave.
La pression sexuelle, risque principal
Malgré cette omniprésence du suicide dans les discours des jeunes, celui-ci ne fait pas partie des « grands risques » associés à leurs cyberpratiques. Dans la mouture 2014 de l’enquête European Union Kids Online, menée auprès de 10.000 jeunes de 33 pays, 17% des jeunes de 9 à 16 ans rapportent avoir été dérangés ou perturbés par quelque chose sur le web au cours de la dernière année.
À en croire les médias et les institutions publiques, les dangers principaux seraient d’au moins quatre ordres : exposition à du contenu non désiré (pornographie, violences), contact par une personne inconnue (stranger danger), addiction aux outils numériques et cyber-harcèlement. (...)
en dépit de ce que soulignent les médias de masse, la prise de risque principale pour les jeunes n’est ni l’exposition à des contenus sexuels non désirés, ni d’être approché par un prédateur sexuel inconnu, ni de développer des comportements addictifs aux outils numériques.
Il s’agirait, selon la sociologue Jessica Ringrose, de la pression sexuelle exercée de la part des pairs et arbitrée sur le web. « Le harcèlement sexuel a toujours existé, mais les doubles standards sexuels se manifestent sous de nouveaux jours avec les outils numériques », explique la chercheuse, qui s’intéresse à la régulation sexuelle des filles et à l’émergence d’un cyberactivisme féministe. « Il ne sert à rien d’interdire les portables ou de limiter l’accès au web. Ce qu’il faut, c’est une meilleure éducation à la sexualité, une éducation centrée sur l’égalité des sexes. » (...)
Une valeur sociale indéniable
À force d’ancrer les usages numériques dans le champ des risques à la santé publique, on en viendrait à oublier que les réseaux sociaux et les outils numériques présentent également leur lot d’opportunités.
En effet, pour peu que l’on s’intéresse aux pratiques quotidiennes à l’adolescence, force est de constater qu’elles sont beaucoup plus nuancées que le laissent entendre ces discours publics sur la prise de risque. Dans les faits, toutefois, le cyberespace présente une plus-value non contestable pour se constituer sa propre identité, obtenir la reconnaissance de ses pairs et prendre ses distances par rapport à sa famille.
Hormis l’aspect divertissement (vidéos, jeux) et le soutien au travail scolaire, les pratiques numériques contribuent en effet à l’alimentation d’une sociabilité juvénile numérique. La participation au monde virtuel nécessite de mettre en scène sa propre personne, c’est-à-dire de se présenter à son avantage en fonction de critères souvent fortement genrés. (...)
Dans ce contexte, la sociabilité numérique est à comprendre non seulement comme le prolongement d’une sociabilité en présentiel, mais bien comme une manière de la renforcer. Cela se produit par le partage d’expériences similaires (#balancetonporc), la diffusion d’informations privilégiées (secrets, rumeurs), le maintien du lien à distance ou encore la facilitation des rassemblements en présentiel.
On comprend dès lors aisément à quel point le jeu semble en valoir la chandelle, et à quel point les avantages constatés quotidiennement justifient la prise de risques occasionnels et potentiels comme le ternissement de la réputation, l’exposition à des images choquantes ou la sollicitation occasionnelle par un quidam. (...)
Des stratégies d’évitement des risques
Dans la plupart des enquêtes, les jeunes sont nombreux à rapporter avoir mis en place une stratégie pour minimiser les risques auxquels ils se retrouvent exposés. Leurs stratégies diffèrent en fonction des situations problématiques vécues ou appréhendées.
Des mesures d’ordre technique peuvent être prises, soit de manière préventive, soit après avoir vécu un évènement désagréable. (...)
Les adolescentes interrogées dans une étude britannique font preuve d’une grande créativité pour gérer leur réputation tout en ménageant les sensibilités des garçons à qui elles refusent d’envoyer une photo intime. Certaines évitent de dire non pour ne pas avoir l’air prude, mais répondent que c’est une meilleure amie qui détient la photo désirée. D’autres déplorent ne pas avoir assez de crédits pour envoyer la photo par SMS, ou envoient celle d’un chat (au lieu de la photo de « chatte » réclamée…). D’autres encore choisissent de mettre elles-mêmes en ligne les photos demandées, pour être les actrices de leur production comme de leur diffusion.
Les efforts de prévention des risques dépendent évidemment de la manière dont on se représente ceux-ci. (...)
Et si on acceptait qu’en matière de prise de risque en ligne, les intuitions des adolescentes et adolescents et leur connaissance des réseaux sociaux valent mieux que les injonctions des adultes ?