
C’est pour leur bien qu’hier on enfermait les migrants dans un camp à Calais. Aujourd’hui, c’est pour leur bien qu’on les chasse. Et c’est pour leur bien qu’on réprimera leurs protestations et leurs résistances. On pense à Orwell : « la guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage. » C’est que la bataille politique se joue d’abord sur le terrain du vocabulaire.
(...) Déjà, le 12 octobre, le Conseil d’État avait justifié la destruction des commerces installés sans autorisation sur la Lande avec une logique quelque peu déroutante. Certes, celles-ci permettaient « de pourvoir à des besoins non satisfaits, en termes de nourriture, de produits de première nécessité et de services, et constituaient des lieux de vie et de rencontre importants pour les migrants. Mais c’est à l’État qu’il appartient de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale et de veiller à ce que les demandeurs d’asile puissent bénéficier de conditions matérielles décentes. Dans ces conditions, le fait que les commerces illégaux aient pu contribuer à améliorer les conditions de vie des migrants sur le site n’était pas de nature à retirer son utilité à la mesure demandée par le préfet. » Et d’en conclure que « la mesure d’expulsion présentait un caractère d’utilité et d’urgence. »
Emmanuelle Cosse peut donc enfoncer le clou dans Libération : il y a urgence, car « un hiver de plus dans la jungle n’est pas possible. » C’est une question d’humanité : « il est hors de question de laisser encore plus longtemps ces personnes dans la boue et la détresse. » On comprend ici le sens de la nomination de cette ancienne militante, qui, comme moi, a contribué aux volumes du collectif Cette France-là dénonçant la politique d’immigration de Nicolas Sarkozy – y compris à Calais : c’est qu’il s’agit de mettre à jour la rhétorique de l’ancien président de la République, pour qui la France ne pouvait accueillir dignement toute la misère du monde. Aujourd’hui, la mise à l’abri humanitaire est pareillement une affaire de dignité : « notre action va permettre aux migrants d’avoir un avenir qui ne soit pas dans la rue ou les camps, parce que cela les abîme et ne leur permet pas de se construire dignement. » Voilà ce que les enfants qu’on empêche de rejoindre leur famille en Angleterre ne semblent pas vouloir entendre.
Il importe d’analyser les rhétoriques mises en œuvre, au moins autant que les moyens policiers. Partout, dans les médias, on parle du « démantèlement de la “jungle” de Calais. » Les guillemets mettant en garde contre les connotations d’ensauvagement du mot « jungle » empêchent de remarquer l’absence de guillemets pour « démantèlement », comme si le terme était neutre. Or on démantèle une place forte, pas un campement. C’est renverser la réalité politique de « l’Europe forteresse ». C’est aussi occulter le rôle de l’État dans l’édification de ce camp, alors même qu’il se vante de faire financer son mur barbelé par le Royaume-Uni.
Avec une militante de Calais, nous écrivions il y a dix-huit mois, au moment où il allait ouvrir : « Loin d’en finir avec les “jungles” qui échappaient à leur contrôle, les pouvoirs publics créent à Calais une jungle d’État. Il est temps pour le ministre de l’Intérieur de venir l’inaugurer. Sur les bâches en plastique, censées protéger les cabanes de la pluie, un graffiti l’a déjà baptisée : “Bidonville made in Cazeneuve.” » Or c’est la même logique qui conduit « tantôt à expulser les étrangers de ghettos “sauvages”, tantôt à les enfermer, comme ici, dans un ghetto sous gestion publique. »
C’est pour leur bien qu’hier on enfermait les migrants, réfugiés ou pas, dans un camp à Calais. Aujourd’hui, c’est pour leur bien qu’on les chasse. Et qu’importe si ces malheureux ne comprennent pas leur intérêt ; c’est pour leur bien qu’on réprimera leurs protestations et leurs résistances. On songe à la phrase célèbre d’un militaire états-unien au Vietnam, après le massacre de My Lai en 1968 : « Il devenait nécessaire de détruire ce village pour le sauver. » On pense surtout à Orwell : « la guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage. » C’est que la bataille politique se joue d’abord sur le terrain du vocabulaire. (...)