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« C’est l’horreur absolue qu’un citoyen, en France, ait la main arrachée alors qu’il manifestait »
Article mis en ligne le 22 novembre 2020
dernière modification le 21 novembre 2020

Ils sont cinq. Quatre sont ouvriers, un est étudiant. Ils ont entre vingt et cinquante ans. Ils habitent à Tours, Argenteuil, dans la Sarthe ou en Gironde. Un point commun les a réunis : ils ont tous participé aux manifestations des gilets jaunes, parfois la première manifestation de leur vie, et y ont perdu une main suite à l’explosion d’une grenade lancée par les forces de l’ordre. L’écrivaine Sophie Divry raconte leur histoire dans un livre, Cinq mains coupées. Entretien.

Dans Cinq mains coupées, l’écrivaine Sophie Divry nous livre, à l’état brut, la parole de cinq hommes qui ont eu la main arrachée par une grenade lors du mouvement des Gilets jaunes. Comment, en France, pays démocratique, des personnes manifestant pour une vie plus décente peuvent-elles se retrouver infirmes du fait de l’action et des armes des forces de l’ordre ? En plus de ces « cinq mains coupées », une trentaine de personnes ont perdu un oeil et plusieurs centaines ont été blessées pendant les manifestations des Gilets jaunes et les mouvements qui ont suivi [1]. Un an après la mutilation, la littérature se fait l’écho de leur lent parcours de reconstruction psychique. Au-delà des mots et des individus, cette mutilation infligée par l’État à ses propres citoyens nous oblige à repenser le glissement à l’œuvre dans notre société. Entretien.

(...) Sophie Divry [2] : J’avais hélas l’embarras du choix en termes de blessures étant donné la puissance de la répression. Les flash-ball ont crevé une trentaine d’yeux et les grenades GLI-F4 ont arraché cinq mains. Cette mutilation-là, une main entière arrachée, c’était nouveau, même si c’est déjà arrivé à Notre-Dame-des-Landes notamment. C’est un symbole d’arracher une main, ça fait très châtiment à l’ancienne. Et puis il y a le rapport de l’écrivaine à la main, l’écriture, la main droite, ça me touche. Ça nous touche tous. L’idée m’est venue au printemps d’aller écouter ces cinq personnes, de recueillir leurs paroles et de faire un livre avec uniquement leurs mots et leur histoire, en un chœur unique. J’ai d’abord rencontré Antoine, des Mutilés pour l’exemple, puis j’ai fait la connaissance des autres. Mais c’est une vraie question de choisir entre les centaines de mutilés… Maintenant que je m’y connais un peu, sans doute que se faire crever un œil, c’est pire, on ne voit plus le monde de la même manière, et vos amis n’ont plus le même visage en face d’eux. (...)

on les a très peu entendus, ces mutilés. C’est l’horreur absolue qu’un citoyen, en France, ait la main arrachée alors qu’il manifestait. Je n’avais pas envie de mettre mon grain de sel en tant qu’artiste, d’adopter une posture en surplomb. Ce livre, c’est leur parole, c’est pour apporter une pièce au dossier en quelque sorte, une pièce à l’histoire contemporaine, un instantané de cette horreur. (...)

En réalité, on n’a pas encore intégré ce que tout ça signifie. Et c’est normal, on reste en état de sidération, on oppose mentalement des « c’est pas si grave ». On doit ingérer lentement la nouveauté monstrueuse de cette répression inédite. Moi, en tant qu’écrivaine, j’avais ce temps pour m’arrêter, zoomer, ce temps pour les écouter, ce temps que tout le monde n’a pas. C’est la chance de la littérature de pouvoir s’arrêter sur un événement, de faire une pause pour « mettre des mots sur les maux », comme l’a dit la mère de Gabriel, le chaudronnier de 21 ans. (...)

Après l’amputation, on a deux, trois, parfois, trente opérations chirurgicales. Gabriel a encore des éclats de grenade qui lui sortent de la peau deux ans plus tard. Tous ont perdu leur travail, tous sont enferrés dans des démarches administratives sans fin, les assurances, la mutuelle, les allocations à gérer… Quatre sur cinq ont obtenu le remboursement d’une prothèse et le versement d’une allocation – ça coûte très cher à l’Etat cette affaire. Tous ont perdu leur statut social, leur identité d’homme qu’ils s’étaient construit. Seul Ayhan a retrouvé un mi-temps thérapeutique. Les autres passent, après la rééducation, par un lent processus d’acceptation de leur handicap, de reconversion professionnelle mais aussi identitaire.

Ce ne sont plus les mêmes hommes. Ils le disent (...)

En décembre ou janvier, certains journalistes ont commencé à documenter les violences policières, mais le pouvoir ne voulait pas plus les entendre que les Gilets jaunes. Il a quand même fallu deux mois aux médias pour parler de répression. Cette répression de masse marque une véritable fracture, et une augmentation d’un cran de la violence d’État. (...)

Ensuite, ils ont relu, corrigé, amendé leur propos. Je les ai trouvés tous très respectueux de l’acte littéraire lui-même. Ils me disaient : « Tant qu’on parle de nous, et que vous ne nous trahissez pas... » (...)

Ces cinq hommes ont de longues procédures devant eux. À présent le ministère de l’Intérieur finalise une loi où il ne sera plus possible de diffuser des images des forces de l’ordre… Une suite logique vers la dérive autoritaire ?

Cette dérive ne m’étonne pas. Dans la police, c’est la course à l’armement. Moi-même avant de faire ce livre, je n’y connaissais rien en armes, j’ignorais ce qui avait blessé à Bure, à Notre-Dame-des-Landes ou dans les banlieues et les territoires ultramarins, je ne savais pas ce qu’était la grenade GLI-F4. J’ai fait comme eux, je suis allée manifester irrégulièrement et sans inquiétude, me disant qu’au pire j’aurais juste une brûlure due à des lacrymos, rien d’autre… Alors que le niveau de violence a changé. On terrorise, on mutile pour faire peur. C’est une politique de démocratie autoritaire, pour décourager la contestation. Et pour ces hommes-là, un véritable parcours du combattant. (...)

J’ai découvert des vies brisées. Apprendre à vivre avec une seule main, c’est difficile, lent, humiliant. La prothèse n’arrive qu’une année après en général, et après des mois de rééducation. (...)

Ces hommes sont aujourd’hui assignés à cette blessure alors qu’ils veulent être, qu’ils sont autre chose. (...)

le spectacle de cette police surarmée qui mutile, dans une impunité totale, des jeunes hommes de 20 ans qui n’avaient jamais manifesté, c’est vraiment dur à voir de près. Soyons honnêtes, je n’ai pas retranscrit entièrement les passages où la main vole en éclats, mais on patauge dans le sang. Dans l’attente des pompiers, tout le monde est couvert de sang. Ce sont des scènes de guerre, qui révulsent. Ce n’est pas ça qu’on nous a « vendu » comme pays, à nous qui avons grandi dans les années 1980… J’ai profondément honte de ce que mon pays a fait, honte d’un pays qui commet des violences pareilles. Je suis contente d’avoir pu humaniser tout ça en donnant la parole à ces cinq hommes. Et j’espère qu’un peu de sang rejaillira sur Macron, Castaner, Delpuech et Lallement. (...)

Je vois quand même une ligne révolutionnaire qui se dessine dans l’histoire récente et permet d’espérer une suite. Les Gilets jaunes, mais avant eux, les mobilisations de Nuit Debout, contre la Loi Travail. Ce qu’il s’est passé avec la Convention citoyenne pour le climat, tout cela va continuer. Comment et quand, personne ne sait… Pour le moment, on est écrasés. Nous sommes inquiétés par le virus et muselés par des restrictions liberticides, toutes adoptées verticalement et sans discussion, des mesures qui mettent entre parenthèse la démocratie, ce dont s’alarment quantité de juristes et de parlementaires de tous bords. Ça m’inquiète. Mais on n’a pas le choix pour le moment, il faut s’y soumettre, car nous avons une responsabilité face à cette pandémie. Le citoyen de base est d’ailleurs souvent plus responsable que les irresponsables à la tête de l’État. Sauf qu’à un moment donné, il faudra bien faire quelque chose de cette colère, de cette énergie qui nous anime… L’histoire n’est pas écrite. Mais il faut accepter que ce soit merdique un temps, et on verra bien après. Notre pays peut nous surprendre aussi en bien.