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Slate.fr
« Bir Başkadır », la série turque de Netflix que les Français seraient bien avisés de regarder
Article mis en ligne le 22 décembre 2020
dernière modification le 21 décembre 2020

Journaliste et essayiste, laïque « de gauche » ainsi qu’elle se définit, A. est connue et ses livres appréciés : à l’étranger plus qu’en Turquie cependant. (...)

Réalisée par Berkun Oya, cette série turque en huit épisodes fait grand bruit en Turquie depuis son lancement sur Netflix à la mi-novembre.

Les personnages y sont formidablement campés à l’image de l’actrice principale, Öykü Karayel, qui joue Meryem, jeune fille modeste et musulmane pieuse, dont le visage jusque dans la sobriété des expressions ne cesse de captiver le regard. Meryem fait tourner la maisonnée pour suppléer sa belle-sœur, laquelle se débat dans le traumatisme du viol qu’elle a subi quelques années plus tôt. (...)

La série parle d’identités et d’incapacité à communiquer entre les milieux laïcs aisés (les « Turcs blancs ») et les milieux conservateurs populaires, entre les générations ou même encore au sein d’une même famille entre deux sœurs ayant renié –on pourrait même dire refoulé, puisque l’une des deux est psychiatre– leur identité kurde, de deux façons radicalement opposées, l’une adoptant les codes religieux conservateurs, l’autre ceux du monde intellectuel libéral.

« Jamais aucune série n’a été autant débattue et de façon aussi passionnée que Bir Başkadır : parce qu’elle traite de la Turquie d’aujourd’hui, de la polarisation entre erdoganistes et kémalistes, entre riches et pauvres, entre monde rural et monde urbain, entre les marges et le centre. Or ces fractures occupent tous les esprits, et chacun peut se projeter dans l’un ou l’autre des personnages », nous explique depuis Istanbul la journaliste culturelle Nazlan Ertan, qui a consacré un article à cette série. (...)

Bir Başkadır est à mille lieues des grandes reconstructions historiques ottomanes ou des feuilletons à l’eau de rose, lesquels ont fait la réputation de la Turquie, dans le monde arabe en particulier.

« Cette série est un ovni dans le ciel de la production turque, explique Vincent Bouvard, consultant en communication vivant en Turquie depuis plus de trente ans. Le jeu et le script sont beaucoup plus sophistiqués que d’habitude, l’éventail des personnages y est beaucoup plus large et réaliste que dans les séries traditionnelles. Et les réactions passionnées que Bir Başkadır a suscitées sont révélatrices de ces fractures identitaires et de la difficulté ou volonté de les surmonter », poursuit-il.

Le quotidien ultraconservateur, nationaliste et religieux, Yeni Akit, a violemment dénoncé Netflix pour l’immoralité de cette série qui s’attaquerait aux valeurs sacrées de l’islam. Yeni Akit vise tout particulièrement une scène suggestive dans laquelle le patron de Meryem s’évade dans l’odeur que dégage le foulard de cette dernière. L’un des contempteurs les plus féroces de la série est l’un de ceux qui se réjouit régulièrement de l’avènement d’une nouvelle génération de jeunes gens, pieux, conservateurs et disciplinés : Abdurrahman Dilipak, qui écrit aussi pour Yeni Akit. Serait-ce parce que certains des personnages de la série représentent une génération bien plus émancipée, individualiste et distante de la religion qu’il ne le voudrait ?

Homosexualité, viol, expérience traumatique des jeunes appelés, répression militaire dans les régions kurdes, crise existentielle de la bourgeoisie kémaliste… Hormis le tabou du génocide arménien sur lequel s’est construite la République turque en 1923, Bir Başkadır traite de la plupart des plaies ouvertes que la Turquie a tant de mal à panser. La grande histoire et les histoires singulières s’entremêlent. (...)

Assurément, cette série remet en cause nos habitudes de pensée : un imam dont on attend toujours un mauvais pas qui ne vient jamais ; une « laïque » qui reste enfermée dans sa bulle mais qui arrive à se remettre en cause ; un frère un peu froid dont on redoute qu’il soit violent mais qui ne le sera finalement pas.

Bir Başkadır est sous-titrée en dix-huit langues. Ce qui conduit la dramaturge, romancière et metteure en scène franco-turque Sedef Ecer à suggérer aux Français d’y jeter un œil car, dit-elle, Bir Başkadır « fait écho au mépris de ceux qui pratiquent l’entre-soi, à l’incompréhension de milieux qui vivent en France aussi côte à côte sans se rencontrer. Or il y a longtemps que j’ai le sentiment que se dessine en France le même processus qu’en Turquie : c’est la fin d’un monde comme chez Zweig, l’ancienne Turquie n’est plus, la nouvelle tarde à venir, et surtout comme il n’y a aucune promesse démocratique à l’horizon, les valeurs républicaines déboulonnées depuis une dizaine d’années sont remplacées par les nouveaux populismes. Et cela a commencé en Turquie bien avant la France », (...)

Correspondant de Medyascope, Jalal Haddad prolonge le parallèle France-Turquie : « En France aussi, la polarisation sociale devient une polarisation culturelle : les filles voilées y sont déshumanisées alors que dans cette série turque on voit bien que la fille voilée n’est pas une extraterrestre, qu’elle peut changer, évoluer et même être lesbienne... » (...)

Pour chaque groupe, le même pays est bien “autre chose” », suggère Jalal Hadad.

C’est aussi cela, outre les risques que ses critiques du régime islamo-nationaliste pouvaient lui faire courir, cette concurrence –parfois violente– des visions et des projets, qu’A., mon interlocutrice des rives du Bosphore a sans doute eu du mal à vivre, puisqu’elle a finalement décidé de s’exiler.