
Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine.
– Claude Lévi Strauss, Race et histoire (1961)
Cette même pression de la population sur les forces productives poussa autrefois les barbares d’Asie à l’invasion dans le vieux monde. […] Pour rester barbares, il fallait rester peu nombreux. Si leur nombre augmentait, l’un restreignait la zone de production de l’autre. Pour cette raison, la population superflue fut obligée de se mettre aux grandes invasions aventureuses qui mena à la constitution des peuples de l’Europe ancienne et moderne.
– Marx, MEW 8, article « Émigration forcée », notre traduction.
Au début du mois de mai 2020, des émeutes de la faim ont éclaté à Santiago du Chili. Les confinements avaient privé des hommes et des femmes de leurs revenus, ce qui faillit les faire sombrer dans la famine. Un vaste mouvement de cantines communautaires auto-organisées s’est rapidement répandu dans tout le pays. Plus tard dans le mois, des émeutes se sont propagées au Mexique en réaction au meurtre par la police de Giovanni López – un ouvrier du bâtiment qui avait été arrêté pour non-port de masque – tandis que des milliers de travailleur·ses itinérant·es désespéré·es brisaient le couvre-feu en Inde. Certain·es travailleur·ses des entrepôts d’Amazon aux États-Unis et en Allemagne se sont mis·es en grève pour protester contre les mauvais protocoles sanitaires face au COVID-19[1]. Pourtant, à la fin du mois de mai, ces agitations ouvrières chez le plus grand distributeur du monde furent rapidement noyées par un mouvement de masse d’une ampleur sans précédent qui a secoué les États-Unis en réponse au meurtre policier répugnant de George Floyd, diffusé en direct. Largement initié par les habitant·es noir·es de Minneapolis, le soulèvement a rapidement été rejoint par des Américains de tous lieux, races et classes. Dans les premières émeutes et manifestations, on pouvait même apercevoir quelques soutiens de miliciens dans un front transversal (Querfront[2]) digne de l’époque de QAnon[3].
L’arrivée du COVID-19 avait d’abord semblé marquer une rupture dans la lutte des classes, ou du moins fournir des ressources supplémentaires à l’appareil répressif. (...)
Mais il n’a pas fallu longtemps pour que les masses du monde entier désobéissent aux couvre-feux et aux confinements qui avaient assigné à résidence la moitié de l’humanité et plongé l’économie mondiale dans un énorme marasme.
À peu près au même moment où les manifestations massives contre le meurtre de Floyd ont éclaté aux États-Unis, des milliers de personnes ont défilé des favelas de Sao Paulo jusqu’au palais du gouverneur de l’État pour réclamer un soutien financier, tandis qu’en Colombie et au Salvador, des foules sont descendues dans la rue en tapant sur des casseroles pour protester contre la détérioration du niveau de vie et pour demander la fin des confinements. En juillet, des centaines de personnes ont pris d’assaut le parlement serbe en réaction à la réinstauration du couvre-feu par le nouveau gouvernement, tandis que l’assassinat du chanteur populaire Haacaaluu Hundeessaa en Éthiopie a déclenché de violentes manifestations qui ont fait plus de 150 morts. Le mois suivant, des manifestations similaires prirent place au Kenya voisin lorsque les bidonvilles de Nairobi se sont soulevés contre la police qui avait tué plus de vingt personnes dans le cadre de l’application du couvre-feu, tandis que le Belarus a tremblé lors de manifestations, d’émeutes et de grèves après des élections truquées qui, comme toujours, ont donné le pouvoir à Alexandre Loukachenko. En septembre, la Colombie a connu une vague d’émeutes suite au meurtre par la police de l’avocat Javier Ordóñez et les quartiers populaires de Madrid et de Naples se sont soulevés contre la police et les confinements. Au moment où nous écrivons ces lignes, le Nigeria vient tout juste de traverser une vague massive de protestations contre une police meurtrière et corrompue et l’Inde se trouve en plein milieu de la plus grande grève générale de son histoire. (...)
La période actuelle représente peut-être une sorte de métanoïa (une conversion ou un tournant) des populations contre l’ensemble des appareils et des mœurs qui ne sont plus en mesure de modeler notre espèce en un animal ayant le travail salarié et le capital pour seul habitat. Après des décennies de taux de croissance en baisse et de reprises de plus en plus dépourvues d’emplois, nous sommes maintenant au cœur de la pire récession mondiale depuis les années 1930 (...)
Des camarades de Faridabad, en Inde, ont récemment affirmé que « le capital est en retraite désordonnée. Le capital est extrêmement faible. Il vacille »[7]. Cela peut sembler trop optimiste, mais il est maintenant clair que le « type d’homme » qu’une telle économie produit n’est pas un isolat socialement distant et auto-régulé, mais une foule mécontente d’hommes et de femmes prêt·es à se révolter. Iels sont descendu·es dans la rue à une échelle sans précédent et à un niveau planétaire, formant une confusion d’identités disparates réunies par la rage contre la détérioration des conditions de vie, l’aliénation et la police.
1. Une accumulation globale de non-mouvements
Il est encore trop tôt pour prédire les conséquences de la pandémie, mais ce qui est certain, c’est que l’ère des protestations qui a débuté avec le krach économique de 2008 n’est pas terminée. (...)
Pourtant, si l’espoir de changement était naïf, c’est seulement parce que les véritables changements se sont révélés encore plus cauchemardesques avec la montée de l’EI, le coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi et la prolifération d’un nouveau populisme qui a catapulté au pouvoir des figures comme Donald Trump, Viktor Orban et Jair Bolsonaro, mais aussi Emmanuel Macron et Boris Johnson.
Certains ont tenté de comprendre cette évolution, qui va d’Occupy à Trump, au prisme de la dialectique classique de la révolution et de la contre-révolution[8]. Or, il n’est pas du tout sûr que nous assistions à une « contre-révolution », car les Trump de ce monde ne peuvent qu’aggraver les conflits et approfondir les antagonismes, à tel point que le parti de l’ordre se révèle être le parti de l’anarchie[9]. Ces néo-populistes ne peuvent produire aucune hégémonie réelle, mais ne font que diviser les populations[10]. La victoire de Joe Biden montre que la peur du fascisme était exagérée. Mais les Biden de la planète ne peuvent qu’accentuer les schismes qui délégitiment le processus démocratique. S’il y a un développement illibéral, il est plutôt lié aux mesures de plus en plus draconiennes de l’État contre les mouvements contestataires que l’on voit partout dans le monde et qui réclament la souveraineté sur leur vie ainsi que la paix, l’ordre et la sécurité qu’aucun Trump, Biden ou même Sanders ne peut leur donner (...)
la nouvelle vague de soulèvements qui a émergé en mai 2020 indique que nous nous dirigeons vers une décennie encore plus perturbatrice. L’insurrection ne vient pas : elle est déjà arrivée, se déployant au niveau planétaire avec une intensité qui croît d’année en année (...)
Cela ne signifie pas que nous nous dirigeons assurément vers un point oméga où la révolution devient inévitable. Ces mouvements pourraient simplement indiquer notre entrée dans un monde ingouvernable. (...)
même si notre période n’est pas révolutionnaire à court terme, elle est fondamentalement perturbatrice et produit un potentiel de rupture avec le mode de production capitaliste. L’accumulation des luttes, et donc d’hommes et de femmes qui ont fait l’expérience par elleux-mêmes de la nécessité de la révolte et peut-être de la révolution, est un préalable à toute discussion sérieuse sur le dépassement du capitalisme.
Il est vrai que la révolution n’est pas une école et que nous ne pouvons pas plus faire confiance à la mémoire collective qu’à nos (mauvais) souvenirs individuels. Mais l’accumulation de la dissidence sociale au cours de la dernière décennie est susceptible de se poursuivre et de façonner de plus en plus le terrain sur lequel les luttes sont menées. (...)
nous voulons insister sur le fait que l’accumulation de la dissidence sociale depuis 2008 signale une intensification continue des conflits de classe car les échecs souvent brutaux ou les victoires par ailleurs faibles des mouvements depuis 2011 n’ont simplement pas exorcisé le spectre du changement[ (...)
Au contraire, l’anarchie de notre époque implique que les énormes manifestations, les émeutes massives et – il faut le souligner – les vagues de grèves[17] constituent la nouvelle normalité. (...)
ce à quoi nous assistons en réalité depuis 2008 est une augmentation continue de ce que le sociologue irano-américain Asef Bayat a décrit comme des « non-mouvements », à savoir « l’action collective d’acteurs dispersés et non organisés »[20]. Ces non-mouvements ne sont en aucun cas révolutionnaires en soi. Ils sont plus proches de ce que Camatte a récemment appelé des « révoltes passives » : des expressions subjectives du désordre objectif de notre époque[21]. Ils reflètent surtout la délégitimation croissante de la politique dans un contexte de stagnation et d’austérité prolongées. C’est la combinaison d’une augmentation constante des non-mouvements impliquant désormais un nombre de personnes sans précédent avec le déclin de la légitimité démocratique qui nous permet de décrire la tendance de notre époque comme la production de révolutionnaires sans révolution. (...)
Bien sûr, au sein des nombreux non-mouvements que nous observons dans le monde entier et qui intègrent de larges sections du prolétariat ainsi que des éléments de la classe moyenne en cours de déclassement, nombreux sont ceux qui espèrent se constituer comme un nouveau sujet. Parfois, ils se rallient à des partis, des syndicats et d’autres organisations qui appartenaient autrefois au monde des mouvements et des idéologies mais qui, aujourd’hui, agissent surtout comme un étrange ensemble de sous-cultures. Le nationalisme et le populisme sont certes de retour. Mais, comme l’a noté Gilles Dauvé à propos des Gilets Jaunes, les non-mouvements ont tendance à ne pouvoir se mobiliser que comme une populace, bouleversant le statu quo[33]. Ils révisent les constitutions, renversent les gouvernements et forcent les présidents et les premiers ministres à démissionner (comme on l’a vu récemment au Chili, au Pérou et au Guatemala). Pourtant, puisqu’ils représentent la crise d’un capitalisme en stagnation et que leur objectif est de rendre cette stagnation ingouvernable, les non-mouvements pointent la nécessité d’un universalisme allant au-delà des ruines des mouvements ouvriers (...)
les non-mouvements se déclarent du côté des « barbares » contre l’État (ou l’empire) et commencent à remettre en question un mode de production qui ne peut plus produire de welfare ou de prospérité[37]. Ils expriment le besoin d’une nouvelle reproduction de l’existence quotidienne, un besoin qui pousse les hommes et les femmes à se révolter partout dans le monde à une échelle sans précédent.
Il est vrai que ce besoin ne s’exprime souvent que par le manque, voire la faim au sens littéral. Mais comme on le voit avec le retour des émeutes de la faim depuis 2011, il n’y a rien de plus ingouvernable que des hommes et des femmes affamé·es. Et les neuf années de 2011 à 2020 ont été des années de désespoir et de paupérisation accrus. Les luttes de la Puerta del Sol, de Tahrir et de Syntagma en 2011 se sont rapidement éclipsées. Cependant, l’élan qui les animait n’a pas disparu, il a simplement été remplacé par la fureur et le désespoir encore plus forts des Gilets Jaunes ou des soulèvements au Chili, en Équateur, au Mexique, et maintenant au Pérou et au Guatemala. Par ailleurs, les États et les économies capitalistes se sont révélés impuissants lorsqu’ils ont été appelés à satisfaire les besoins croissants, et toujours plus explosifs, des non-mouvements. (...)
comme dans beaucoup de non-mouvements contemporains – des Printemps arabes aux Gilets Jaunes en passant par Black Lives Matter – la rage à l’égard de la police vient souvent remplacer une haine plus générale de la politique. Ceci ne s’explique pas simplement par le fait que la police serait une manifestation immédiate de la répression de l’État, un adversaire tactique dans la rue. Si les statues sont des symboles morts de l’État, la police est son symbole vivant, et c’est d’autant plus vrai dans une ère d’austérité et de pandémie meurtrière. L’État s’étant montré incapable de protéger la population contre une crise à plusieurs visages, il devient évident que son premier rôle sera celui de contenir les retombées de ces crises-là en disciplinant la population. L’État est ainsi réduit à sa fonction policière.
Le fameux slogan français « tout le monde déteste la police » pourrait indiquer une délégitimation plus globale de l’État moderne, dont le prédécesseur de l’Antiquité, la polis, fournit à la fois le nom et la forme à la « police ». Les violences policières, la mise en quarantaine, la distanciation sociale et les mesures de confinement (ou, d’ailleurs, l’empressement des politiciens à rouvrir l’économie) déclenchent une nouvelle vague de dissidences sociales reflétant une crise aiguë de la représentation politique. Bien évidemment, tout le monde ne déteste pas littéralement la police. En Europe occidentale, on trouve souvent des taux remarquables de confiance accordée à la police, même si ceux-ci varient selon la classe sociale, l’âge, la nationalité et la race[72]. Alors que la police est globalement méprisée dans les régimes autocratiques, des mesures récentes d’austérité lui ont accordé une forme particulièrement dégénérée et violente dans certaines démocraties néolibérales où elle est devenue le premier représentant de l’État dans nombre de communautés pauvres et ouvrières[73]. Ainsi, la plupart des sondages contemporains indiquent une chute de la confiance accordée à la police et nous pouvons observer des signes que la police devient de plus en plus la cible de haines venant non seulement des prolétaires et des minorités raciales, mais aussi de certains segments de la petite bourgeoisie et même d’individus plus aisés.
L’une des raisons est certainement l’augmentation du nombre de violences policières et la conscience accrue de celles-ci. (...)
Dans tous les cas, la fonction d’endiguer et de discipliner la population qui se révolte contre ces mesures rend inévitable une accentuation de la brutalité policière et cette augmentation-là, à son tour, mènera inévitablement à une hostilité plus grande de la part des victimes de violences policières, mais aussi de la part de leurs spectateur·ices (réel·les ou virtuel·les).
De plus, l’expérience d’être détesté·e peut elle-même produire une identité sous-culturelle au sein de la police pas si différente de celle que partagent ses adversaires : il s’agit du sentiment d’appartenir à une minorité assiégée (...)
La possibilité qu’une fraction grandissante de la population s’associe avec cette brutalité éhontée pose un vrai risque de fascisme qui déclencherait une réaction antifasciste et anti-police compréhensible. Néanmoins, comme Camatte le soulignait déjà en 68, « Il est dangereux de déléguer toute l’inhumanité à une fraction du corpus social et toute l’humanité à une autre » (...)
En fin de compte, les non-mouvements délégitiment non seulement la police mais aussi tout ce monde dans lequel la politique se trouve réduite à la fonction policière. (...)
Peut-être qu’en haïssant la police, nous détestons ce que nous sommes devenu·es, et ce non au sens où nous détesterions « les policiers dans nos têtes » [the policemen in our heads, NdT], mais au sens où nous sommes devenu·es dépendant·es de cette même infrastructure austère qui, en dernière instance, est soutenue par la police. Or, l’exclusion de cette infrastructure, que Ruth Gilmore décrit comme un « abandon organisé », conduit à une mort prématurée – et pas seulement aux mains de la police[83]. Nous sommes, d’une certaine manière, tou·tes devenu·es des « bâtards ». Mais si c’est bien le cas, il est clair que définancer la police ou l’abolir ne résoudrait pas ce problème plus profond. (...)
Il serait bien évidemment insensé de prôner un principe abstrait de non-violence. L’insurrection chilienne a malheureusement coûté la vie à trente personnes depuis octobre 2019 et autour de 500 personnes ont été blessées aux yeux. Il est tout de même clair que les masses dans les rues n’aspirent ni au chaos, ni à la violence. En renommant la Plaza Baquedana à Santiago, le pivot des non-mouvements, en Plaza Dignidad, les manifestant·es chilien·nes revendiquent une dignité. On peut peut-être discerner un fil rouge (qui s’effiloche) pour lier le morne « no estamos en guerra » de 2019 au « make love not war » [Faites l’amour pas la guerre, NdT] de 1968 voire même au « la paix, le pain et la terre » de 1917. En effet, l’histoire du communisme n’est pas uniquement l’histoire de la lutte des classes, mais aussi l’histoire d’une inimitié à l’égard de l’inimitié, une révolte contre l’antagonisme au sein des classes subalternes qui opère un partage entre ami·es et ennemi·es. C’est ainsi un désir de paix. (...)
Les premières pierres d’achoppement de notre ère anarchique se trouvent dans les confusions identitaires dont témoignent les non-mouvements dans leur soif de communauté humaine. Cette soif n’a jusqu’à présent ni été satisfaite par des victoires ni été étouffée par la répression. C’est pourquoi nous pensons que notre période continuera à être marquée par l’accumulation de révolutionnaires sans révolution. Les affamé·e·s s’habillent en jaune et ont recours au langage fragmenté de l’identité plutôt que celui de la classe parce que tout le cadre de la gauche s’est effondré. Si l’antiracisme pragmatique a supplanté l’antiracisme moral lors du soulèvement pour George Floyd, c’est parce que le pragmatisme de la révolution ne puise plus sa poésie dans le monde mort des idéologies. La révolution du XXIe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts afin d’arriver à son propre contenu. Ainsi, la tâche d’une science contemporaine de l’espèce est de lire à nouveau les arcanes de notre temps, afin de comprendre comment les non-mouvements eux-mêmes révèlent la tendance anti-formiste de notre époque, et comment, dans leur confusion, nous pouvons identifier l’éclipse des formes sociales que nous appelons capital, État et classe. Puisque le communisme est le non-mouvement réel qui abolit ces formes sociales, aux masses qui affrontent notre ordre chancelant, nous disons avanti barbari ! - barbares en avant !