
Les « gilets jaunes » ont détourné la fonction des carrefours giratoires, transformant ces connecteurs froids de l’ère automobile en lieux de vie éphémères.
Le rond-point français, place to be de cette fin d’année 2018 ? D’abord lieu des blocages filtrants des véhicules qui l’empruntent puis, à mesure que le mouvement des « gilets jaunes » s’est structuré et installé dans la durée, point de rassemblement et même mini-Zad agrémentée de palettes, de vieux canapés et de barbecues sauvages, le carrefour giratoire dont la France a produit des milliers d’exemplaires à la fin du XXe siècle accède depuis quelques semaines à un nouveau stade de reconnaissance. Ne manquent plus que les bières de microbrasserie locale et le foodcourt pour en faire une friche éphémère de métropole dynamique.
Plus sérieusement, qui aurait imaginé il y a encore un mois un tel retournement de hype ? Avouons-le : personne. (...)
Comment réaliser un reportage sur un rond-point depuis Paris ? Quelle ligne de RER faut-il prendre ? Où faut-il sortir pour trouver un rond-point ? La presse locale, la « PQR » comme la nomment les spécialistes de l’information, aura réussi dans ces premiers moments ce que les grands organes de presse nationaux d’information générale et d’opinion ne pouvaient matériellement assurer : une couverture au plus près du terrain, rond-point par rond-point, d’un mouvement social inédit par sa forme et sa localisation. (...)
J’ai réalisé en évoquant le sujet autour de moi à quel point la figure du rond-point souffrait d’une image négative : laideur architecturale, kitsch décoratif ou art contemporain conceptuel et pompier, détournement de fonds par des entreprises de BTP locales aidées par des élus corrompus, gaspillage d’argent public par un État bureaucratique et notoirement inefficace. Avant de se retrouver au carrefour des luttes, le rond-point français a longtemps été à la convergences des accusations. La droite lui reproche son coût et son inefficacité alors que la gauche méprise son esthétique et le mode de vie qui l’accompagne.
« Du rond-point au giratoire »
Me pencher sur les origines du rond-point m’a très logiquement amené à contacter le spécialiste de cette forme urbaine, l’architecte Éric Alonzo. En 2005, il a publié une riche histoire de cette « figure routière » de la modernité automobile, dont les racines plongent paradoxalement dans l’art paysager classique : Du rond-point au giratoire (éditions Parenthèses, maison d’édition chez laquelle il a également publié récemment L’Architecture de la voie. Histoire et théories). (...)
Éric Alonzo a conscience de la faible cote de popularité de son objet d’étude au sein de la population française : « Quelqu’un m’a envoyé la photo d’un tag pris à Dijon sur lequel on pouvait lire : “Les ronds-points servent enfin à quelque chose” ». (...)
Au-delà de l’intérêt soudain que suscite le rond-point, le mode opératoire des « gilets jaunes » ne l’a pas surpris.
« Il y a tout d’abord une raison fonctionnelle à la présence des “gilets jaunes” sur les ronds-points. C’est un mouvement composé de gens mobilisés contre la taxe carbone, dont le territoire est celui du réseau automobile : ils ont donc fait avec ce qu’ils avaient sous la main. Or tout un réseau routier récent s’est organisé autour de nouvelles routes, de rocades, de déviations, qui ont la particularité d’être connectées entre elles par des giratoires. Dans ces zones périurbaines et périphériques, cette campagne habitée, les ronds-points sont les lieux de concentration du flux. Si on souhaite couper le robinet, c’est donc là qu’il faut être, puisque le rond-point est un très bon point d’obstruction du réseau. En zone rurale, la plupart des petites routes ou des chemins qui croisaient des routes plus importantes à plusieurs endroits ont été soit supprimés soit détournés pour être raccordés aux giratoires. »
Voilà pour l’explication technique. C’est probablement cette fonction de concentration des flux qui explique qu’en certains espaces très urbanisés, le barrage de péage d’autoroute ou de zone d’activité soit plus prisé que le filtrage au rond-point. (...)
Place publique
Mais ça n’est pas tout. Avec son occupation par ses riverains affublés de « gilets jaunes », le rond-point français est en train de renouer avec un statut dont une certaine approche de la ville moderne l’avait privé : celui de place publique. Pour comprendre cette mutation, il faut comme le fait Éric Alonzo dans son livre revenir sur les étapes qui ont abouti à la généralisation du carrefour giratoire à la française. (...)
Le giratoire est devenu le « connecteur universel » des zones périphériques (...)
« Toute une ville a été fabriquée selon ces ingrédients-là, analyse Éric Alonzo, qui sont devenus les lieux de vie des gens. Le territoire des “gilets jaunes”, c’est d’abord celui du réseau automobile, il n’est donc pas suprenant qu’ils n’aient pas investi les places de village. Pourtant, dans le périurbain pavillonnaire, il reste des centre-bourg mais ils sont souvent moins fréquentés que les nouveaux lieux de centralité que sont les supermarchés et leur galerie marchande. » (...)
La vie périphérique est régulièrement associée à un déficit d’urbanité pour ne pas dire à une aliénation. S’en prendre au mode de vie pavillonnaire calqué sur l’automobile et le centre commercial est devenu un poncif du commentaire sociopolitique. Si la géographie des « gilets jaunes » commence à se préciser, impliquant le rural et les périphéries des villes petites et moyennes ainsi que les très grandes couronnes des métropoles, en revanche rien ne confirme pour le moment que les occupants des giratoires vivent majoritairement en pavillon plutôt que dans du logement collectif. (...)
Quoiqu’il en soit, l’isolement et l’atomisation renvoyées par la vie périphérique dans le paysage culturel français jure avec les images de sociabilité bon enfant qui ont émergé sur les fameux ilôts infranchissables transformés en lieux d’urbanisme éphémère. Même impression de réappropriation de non-lieux(2) avec les images filmées sur l’asphalte des voies d’accès aux péages, qui évoquent festivals et kermesses populaires. On ne sait pas comment finira toute cette histoire, mais si un jour un monument commémore la révolte des « gilets jaunes », il ne fait guère de doute qu’il s’agira d’un rond-point –bon courage pour décider quelle œuvre devra figurer sur la pastille centrale. La symbolique est forte : la périphérie remise au centre de gravité de la vie sociale et politique française grâce à un outil qui, jusque-là, se distinguait par sa fonction de passage plutôt que de rencontre.
Alors que le rond-point accède enfin à une forme de conscience de place, peut-être est-ce le moment de paraphraser Karl Marx, dont on cite souvent l’aphorisme : « Donnez-moi le moulin à vent, je vous donnerai le Moyen Âge ». Auquel on ajoute, en fonction des thèmes et des époques : « Donnez-moi la machine à vapeur, je vous donnerai l’ère industrielle ». Ou encore : « Donnez-moi l’ordinateur, je vous donnerai la mondialisation ». Et pourquoi pas, depuis le 17 novembre 2018 : « Donnez-moi le carrefour giratoire d’entrée de ville, l’étalement urbain et la crise climatique, je vous donnerai les “gilets jaunes” et la révolte des ronds-points ».