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Aurélie Trouvé : « Il faut stopper la mise en concurrence sauvage de notre agriculture »
Article mis en ligne le 26 février 2015

Quel avenir pour l’agriculture ? Des fermes-usines rassemblant des milliers de vaches ou de porcelets ? Une participation massive des banques et fonds de pension dans le financement de l’agriculture ? Une dérégulation totale des marchés et une augmentation des importations ? Alors que se tient cette semaine à Paris le Salon de l’agriculture, l’économiste Aurélie Trouvé, qui vient de publier Le business est dans le pré, dresse le bilan des dérives de notre modèle agricole. Pour mieux comprendre les défis actuels et les mesures essentielles à mettre en œuvre pour inventer une autre agriculture. Entretien.

Aurélie Trouvé [1] : Quel est l’intérêt d’une ferme de 1000 vaches ? La diminution des coûts de collecte, tout simplement. Plus on a de grosses exploitations, plus elles sont concentrées dans l’espace, et collecter le lait revient moins cher. Ces fermes-usines permettent aussi de réaliser des économies d’échelle. Ce ne sont pas forcément des exploitations pérennes sur le long terme qui dégagent une forte valeur ajoutée, mais elles sont capables de fournir un grand volume, standardisé et avec des prix plus faibles.

Les acteurs de l’agro-industrie ont intérêt au développement de ces fermes-usines, qui leur permettent de faire des affaires. Prenons le cas du groupe français Sofiprotéol-Avril (dirigé par Xavier Beulin, président de la FNSEA, ndlr). Derrière ce géant français, il y a des producteurs d’oléagineux – de colza, soja et tournesol. Qui mange des tourteaux de soja ? Le bétail, quand il est élevé hors sol, c’est-à-dire hors pâturage. Moins les animaux pâturent – comme c’est le cas dans ces fermes-usines mais aussi dans bien d’autres exploitations –, moins les éleveurs sont autonomes. Et plus Sofiprotéol-Avril fait des affaires ! Ce conglomérat est aussi entré au capital de l’entreprise Biogemma, qui développe des OGM, ou de Glon Sanders, leader français des aliments composés pour animaux, ainsi que de tout un ensemble de sociétés qui ont un intérêt à développer l’agro-industrie (lire notre enquête sur Sofiprotéol). (...)

Aujourd’hui, la plupart des exploitations en France sont familiales, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de salariés. A partir du moment où il y a plus de travail salarié que de travail familial, on commence à se diriger vers ce modèle de ferme-usine. L’étape suivante, c’est l’apport de capitaux extérieurs au monde agricole : on passe alors d’une exploitation familiale patronale avec des salariés, à une exploitation détenue par des financiers. C’est le cas de l’entreprise de BTP Ramery par exemple avec la ferme-usine des 1000 vaches en Picardie. Ou de Sofiprotéol-Avril qui, via sa filiale Sanders, est engagée dans un projet de maternité de 23 000 porcelets par an en Vendée (lire ici).

Ce modèle demeure encore marginal en France. Mais il se répand (voir la carte des fermes géantes en France). Si l’on continue ainsi, on se dirige vers le modèle des États-Unis, où la moitié de la production de lait provient de fermes de plus de 1 000 vaches. Il risque d’y avoir un emballement très fort vers des fermes usines si l’on ne met pas de barrières. Pourtant les citoyens n’en veulent pas, comme en témoignent les mobilisations contre ces projets.

Ces exploitations géantes existent-elles essentiellement outre-Atlantique ?

C’est une spécificité de l’Ouest américain. Mais elles existent dans beaucoup de pays, où elles sont financées par des multinationales. Le groupe français Danone a ouvert à la fin des années 1990 une ferme de 32 000 bovins dans le désert d’Arabie Saoudite. En Chine, le géant suisse Nestlé et l’entreprise néozélandaise Fonterra ont prévu d’investir dans une dizaine de fermes regroupant chacune des milliers de vaches ! Il s’agit pour ces multinationales de maitriser toute la chaine alimentaire, de la production jusqu’à la distribution. (...)

Est-ce une forme de financiarisation de l’agriculture ?

La financiarisation, c’est le fait que le secteur financier – banques, fonds de pension, assurances-vie – puisse capter une partie de la richesse créée par l’activité agricole. Cela se traduit notamment par le développement des marchés à terme : des acteurs financiers parient sur les prix alimentaires et, par ce biais, captent une partie de la richesse créée par l’agriculture (lire notre article : Les banques françaises continuent-elles de « spéculer sur la faim » ?). Mais cela passe aussi par le développement des assurances privées pour les agriculteurs. L’investissement d’acteurs financiers dans la création de fermes-usines participe aussi à cette financiarisation. (...)

Le traité en cours de signature entre l’Europe et le Canada (l’accord Ceta) prévoit une baisse d’environ 90 % des droits de douane. C’est une catastrophe ! Si on harmonise nos droits de douane vers le bas, c’est nous qui serons perdants. Et que va-t-on mettre en concurrence ? Notre agriculture, avec une production laitière canadienne produite pour moitié par des usines de plus de 1000 vaches. La production agricole aux États-Unis est hétérogène, mais l’agriculture y est plus mécanisée qu’en Europe, plus intensifiée en engrais ou en OGM. Ils ont un degré de concentration, de spécialisation de leur agriculture, et d’énormes structures qui sont sans commune mesure avec les nôtres. C’est une concurrence sauvage qui nous attend, y compris sur des productions comme les céréales.

Les normes sanitaires et environnementales risquent aussi d’être harmonisées vers le bas. (...)

Tout en se cachant derrière des discours promouvant l’agroécologie, les emplois ou les installations, les responsables n’ont pas le courage en France de mettre en place une véritable politique agricole qui stoppe la dérive actuelle de l’agriculture productiviste. (...)

Les responsables politiques n’ont pas été capables, au niveau européen, de demander une régulation de marché qui permette aux agriculteurs d’avoir des revenus minimums et stabilisés, et de ne pas subir de surproduction et de concentration géographique. D’un côté, il y a la volonté de certains États d’aller vers le productivisme, de l’autre, il y a de la lâcheté sans contre-offensive politique. (...)

Un chiffre donne un aperçu de la situation : un agriculteur bio perçoit en moyenne deux fois moins d’aides par hectare qu’un agriculteur en production « conventionnelle ». Plus on est une grande exploitation, plus on pollue, moins on crée d’emplois et... plus on touche d’aides de la Pac par hectare ! Ces aides ne sont pas du tout distribuées en fonction des services rendus par l’agriculteur – emplois créés, protection de l’environnement –, mais comme des rentes au capital (...)

Le bio gagne malgré tout des parts de marché en France. Avec 5,5 % de ses surfaces agricoles cultivées en bio, la France possède la troisième surface bio d’Europe, derrière l’Espagne et l’Italie. N’est-ce pas un indicateur que nous sommes sur la bonne voie ?

Il faut lier ce chiffre à la demande croissante et au dynamisme de la Fédération des agriculteurs biologiques. Mais ces derniers ne sont vraiment pas aidés par les politiques. Le gouvernement et les collectivités locales pourraient faire beaucoup plus : d’abord en redistribuant davantage les aides du premier pilier de la Pac en fonction de critères environnementaux plus stricts, mais surtout en mettant beaucoup plus d’argent sur le second pilier et les mesures agro-environnementales qui vont pour partie aux agriculteurs bio. Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, a évoqué un grand plan en faveur des circuits courts de consommation. Eh bien, allons-y ! Investissons pour qu’il y ait du bio et des circuits courts dans toutes les cantines de France ! Ce serait vraiment un moyen de rendre le bio accessible à tout le monde. C’est tout-à-fait faisable. (...)

Un rapport du cabinet Ernst & Young réalisé pour la Commission européenne en 2013 montre très clairement que la part de la richesse créée qui va au producteur est de plus en plus faible. Et que celle captée par la grande transformation et distribution est de plus en plus importante, dans tous les pays de l’Union européenne. C’est la loi du plus fort. La régulation des marges en aval demande de rompre avec l’idéologie du libre marché. Il faut revoir totalement notre façon de réguler les marchés agricoles. (...)