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Au Mexique, voyage au pays où l’on vend des fillettes
/Jennifer Gonzalez
Article mis en ligne le 27 juin 2021

J’ai souvent parcouru la géographie de l’Etat mexicain de Guerrero, un territoire bordé par le Pacifique où se succèdent les pics montagneux et les vallées, terre d’agriculteurs pauvres en majorité indigènes. Cet Etat c’est aussi l’un des plus violents du pays. J’y ai réalisé de nombreux reportages sur le trafic de drogue, les disparus, les tueries et même sur une morgue. Je n’avais encore jamais abordé une pratique qui y est encore monnaie courante dans certains villages : la vente et l’achat de fillettes pour être mariées, cédées dès leurs premières règles.

J’avais lancé une première tentative, il y a quatre ans, en contactant plusieurs ONG, des travailleurs sociaux et des chercheurs. Ils étaient disposés à parler, mais beaucoup plus réservés à l’idée de nous mettre en relation avec les victimes.

“C’est très délicat. D’une part parce que les victimes pourraient souffrir de représailles au sein de leurs communautés si elles parlent, mais aussi parce que nous perdrions leur confiance si les choses se passaient mal et du coup, elles ne seraient plus accompagnées”, par notre ONG m’avait expliqué un de mes contacts après plusieurs conversations.

Nous avons donc renoncé momentanément au sujet, mais je sentais que j’avais l’obligation de l’aborder, comme une brique de plus dans le piètre bilan tristement célèbre du Mexique en termes de violences faites aux femmes. (...)

L’opportunité s’est présentée il y a quelques semaines, quand j’ai su qu’une des ONG s’occupant de ces enfants, l’organisation de défense des droits humains Tlachinollán, était très mécontente après un article paru dans un quotidien mexicain sur ce sujet, sans aucun témoignage de victimes. J’ai à nouveau contacté une source locale (...)

J’ai finalement identifié une organisation dont les chercheurs avaient travaillé pendant six ans avec des communautés où l’on pratique l’achat-vente de fillettes en vue de leur mariage. (...)

Ici “on ne vend pas ouvertement des femmes, et nous ne voulons pas que ces communautés soient stigmatisées”, m’a encore prévenu un de ses dirigeants, qui m’a cependant aidée à trouver un traducteur de la langue régionale, le mixtèque ou mixteco, pour le voyage.

Nous avons formé équipe avec le photographe Pedro Pardo, connaisseur de Guerrero où il a vécu neuf ans, et Amaranta Marentes, une vidéojournaliste. (...)

Nous avons découvert un territoire enclavé, où 93% des habitants n’ont pas accès aux infrastructures de base telles que l’eau potable ou l’électricité et près de 60% n’arrivent pas à manger correctement, selon des données officielles.

Ici, loin de tout, la pratique de la vente de filletes est encore d’actualité dans une soixantaine de villages. Un cercle vicieux de violence pour ces futures femmes et d’appauvrissement des hommes. (...)

“Ces enfants deviennent extrêmement vulnérables. Une fois vendues, elles tombent dans une forme d’esclavage, au service de leurs nouvelles familles pour des tâches domestiques ou agricoles”, sans parler des “beaux-pères, qui parfois abusent d’elles sexuellement”, m’a expliqué Abel Barrera, un anthropologue, dirigeant de l’ONG Tlachinollan. (...)

Les sommes exigées par leurs pères, qui n’acceptent pour époux que des hommes de cette même région, vont de 2.000 à 18.000 dollars, selon les habitants qui ont accepté de nous parler. La vieille coutume de la dot, une manière de montrer à la famille la grande valeur de l’épouse, s’est dévoyée. (...)

Les témoignages de victimes sont rares, mais Eloina a bien voulu nous parler. Elle a eu beau supplier sa mère, rien n’y a fait. “Je ne veux pas que tu me vendes’’, lui avait-elle dit en larmes. A 14 ans, la jeune fille, âgée aujourd’hui de 23 ans, a rejoint contre son gré la cohorte de celles qui sont cédées à de futurs époux. “Ce sont les animaux qui sont vendus’’, s’insurge la jeune femme, une indigène mixtèque de la communauté de Juquila Yuvinani, dans la municipalité de Metlatónoc. (...)

Beaucoup d’hommes jeunes étaient prêts à parler de l’achat des filles, mais peu étaient disposés à le faire devant la caméra d’Amarante ou l’appareil photo de Pedro.

Les hommes aussi évoquaient leur frustration, leur sentiment d’impuissance, et se disaient victimes du système les obligeant à payer des sommes élevées pour pouvoir épouser l’élue de leur coeur. Ceux qui vendent leurs filles doivent ensuite payer à leur tour des dots pour marier les fils.

Pendant notre visite, notre traducteur m’expliquait que ce commerce était devenu une autre forme de subsistance, absurde, puisque ce qui fait la richesse des uns, entraîne la pauvreté des autres, des familles contraintes de s’endetter pour pouvoir marier leurs fils. (...)

Au point, disaient les hommes, que dans certains cas, ce système d’achat-vente les avait obligé à travailler presque dans une situation d’esclavage dans les champs de tomate et de chilis du nord du Mexique ou des Etats-Unis pour rembourser la dette contractée. “Parfois, il nous faut partir avec les pères ou les frères pour que la dette soit remboursée plus vite”, m’a raconté l’un de ses hommes, avec un regard plein de colère.

De plus en plus de familles ne respectent plus cette tradition, mais sans jamais l’avouer, m’a expliqué Mendoza : elles peuvent sinon être victimes de violence. (...)

“Le fait d’être achetée, interdit à ces femmes de rentrer chez leurs parents” !

Après chaque récit, ma gorge était encore un peu plus nouée. Comment ne pas imaginer le destin tragique de ces petites filles que je voyais cachées dans les jupes de leurs mères ? (...)

Un vieil homme nous a raconté comment il avait refusé de vendre ses filles, mais accepté d’acheter ses belles filles et la difficulté pour ses voisins d’accepter que cette tradition devait être abandonnée. (...)

Les yeux rougis Virgilio Moreno nous a priés de porter au-delà des montagnes l’histoire de la misère dans laquelle vivent ces communautés et d’attirer l’attention des autorités sur leur sort.

Au Mexique, on parle peu de cette tradition. Tout ce qui touche aux indigènes est un sujet que l’on traite avec beaucoup de prudence. Au nom du respect pour leurs us et coutumes et leurs cultures ancestrales inscrit dans la Constitution, on laisse perdurer des abus. (...)

Une fois à Tlapa de Comonfort, d’autres témoins ont évoqué la corruption des autorités locales qui ne font rien pour protéger les droits de ces fillettes et de leurs jeunes époux. (...)

Je n’oublierai pas la voix brisée de cette mère, qui a préféré que son nom ne figure pas dans cet article. Elle a deux filles, dont une adolescente. Et elle ne craint qu’une chose : qu’elles subissent son même sort si leur père décide de les vendre. Elle m’a laissé entendre qu’elle avait été abusée par son beau-père. Elle souriait douloureusement pour cacher sa tristesse et me disait sans y croire qu’elle tenterait d’apprendre la couture à ses filles. Pour qu’elles aient un moyen de subsistance et qu’elles puissent, un jour, décider de quitter leur mari si jamais elles étaient vendues.