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Academia. Hypothèses
Attaques contre les libertés académiques en France
Joan W. Scott est professeure émérite à la School of Social Science de l’Institute for Advanced Study à Princeton ; elle est membre du comité sur les libertés académiques de l’Association américaine des professeur.e.s d’université (AAUP).
Article mis en ligne le 10 janvier 2021

Il fut un temps, dans un passé qui semble désormais bien lointain, où la France apparaissait comme une nation accueillante pour les exilé·es fuyant des pays autoritaires ; les militant·es révolutionnaires, les artistes, les politiques en exil et les étudiant·es contestataires pouvaient trouver refuge et soutien au pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. La France est aussi le pays de philosophes qui nous ont donné de nombreux outils de pensée critique, y compris peut-être le mot même de « critique ».

Or ces dernières années – au moins depuis le bicentenaire de la Révolution française en 1989 – cette image a été remplacée par une autre, plus inquiétante : celle d’une nation incapable de prendre en compte, voire, de plus en plus, en guerre contre les personnes de couleur issues de ses anciennes colonies (noires, arabes, musulmanes) et les Roms ; une nation dont les responsables, au nom des « valeurs de la République », condamnent les études critiques sur les discriminations raciales et toute accusation d’« islamophobie ».

Si l’on a pu observer, depuis le bicentenaire de la Révolution française, une augmentation spectaculaire des discriminations à l’encontre de certains groupes, les Arabes et / ou les musulman·es, dont beaucoup ont la nationalité française (selon les termes de l’accord qui a mis fin à la guerre d’Algérie), ont été particulièrement touché·es : on les accuse de pratiquer leur religion en public, en violation de la laïcité. En France, celle-ci est définie par la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État qui requiert la neutralité de l’État en matière de religion pour protéger les droits individuels à la liberté de conscience. De fait, l’État accorde aujourd’hui un soutien important aux pratiques religieuses catholiques (...)

Nicolas Sarkozy a même défendu l’idée que le catholicisme ferait partie intégrante d’une « laïcité positive ». Pourtant, c’est l’islam qui est considéré comme une menace pour les « valeurs » de la laïcité qui fondent l’unité nationale.

L’unité nationale est un concept qui revêt en France un sens particulier, du moins d’un point de vue étatsunien. L’imaginaire d’une nation « une et indivisible » la suppose culturellement homogène ; on évite scrupuleusement tout ce qui pourrait suggérer des divisions. (...)

La présence d’environ 6 à 10 millions de musulman·es — dans un pays qui compte environ 67 millions d’habitant·es — est devenue une arme politique puissante. Mis en avant, à l’origine, par le Front National es — aujourd’hui rebaptisé Rassemblement National —, le « problème musulman » s’est désormais imposé comme une obsession qui traverse l’ensemble de l’échiquier politique es — à des degrés différents, de la droite à la gauche. (...)

Après les horribles attentats terroristes perpétrés au nom de l’islam dans plusieurs villes françaises – avec l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo et le massacre du Bataclan en 2015, et plus récemment, en 2020, la décapitation d’un enseignant, Samuel Paty – l’ensemble des musulman·es est de plus en plus considéré comme une menace à la sécurité de la nation. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a bel et bien déclaré la guerre, en définissant comme « un ennemi intérieur » non pas la religion, certes, mais l’idéologie islamiste. Malgré la précision de cette distinction, c’est une mentalité ethno-nationaliste de guerre qui désigne les musulman·es comme une classe dangereuse. L’antipathie à l’égard des musulman·e·s est devenue une preuve de patriotisme (...)

celles et ceux qui expliquent que tou·tes les musulman·es ne sont pas des terroristes et que les discriminations à leur encontre peuvent contribuer à leur radicalisation ont été dénoncé·es et attaqué·es avec véhémence. Les professeur·es d’université font partie de ce groupe, et iels ont été confronté·es à des accusations particulièrement vicieuses de trahison. Les campagnes qui les visent ne ciblent pas seulement des individus ; en insistant sur le fait que l’enseignement ne saurait s’écarter des « valeurs de la République », ces accusations constituent aussi des attaques répétées contre les libertés académiques. (...)

Les historien·nes, sociologues et anthropologues qui travaillent sur l’histoire du colonialisme, sur les questions de discriminations ethniques et raciales, et qui cherchent à rendre compte, dans le cadre de problématiques propres à leurs disciplines, des inégalités manifestes dans la société française, ont été qualifié·e·s d’« islamo-gauchistes » en raison de leur soutien présumé aux musulman·es, ou de leur identification avec ces dernier·es. Le terme est utilisé comme une insulte, et il est régulièrement employé par des intellectuel·les qu’on ne classe pas à droite, comme la philosophe Elisabeth Badinter et l’essayiste féministe Caroline Fourest. En 2018, à la suite d’un colloque à l’Université Paris 7 sur « Racisme et discrimination raciale à l’université », près de 80 intellectuel·les ont signé dans la presse une lettre dénonçant comme « idéologique » la multiplication des événements scientifiques « racialistes » et appelant les « autorités et les institutions » à « ne plus être utilisées contre la République ».

Or les « autorités » ont répondu. En 2020, le ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer, a déclaré que les intellectuel·es antiracistes étaient « complices » du meurtre de Samuel Paty. Il a accusé les « islamo-gauchistes » de « faire des ravages » à l’université. Il a dénoncé celles et ceux qui utilisent le concept d’intersectionnalité d’être des « complices intellectuels du terrorisme ». Il considère que l’intersectionnalité est une importation pernicieuse de l’Amérique multiculturelle qui « essentialise les communautés et les identités, aux antipodes du modèle républicain ». Si les musulman·e·s sont vu·es comme des « séparatistes », alors, ces intellectuel·les le sont également. Le Président Emmanuel Macron lui-même a accusé « le monde universitaire » d’être « coupable ». (...)

En octobre, un amendement a même été déposé au Sénat stipulant que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la république ». Et Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, dont le portefeuille concerne directement l’Université française, a affirmé que « les valeurs de la laïcité, de la République, ça ne se discute pas ».

Bien que personne n’ait encore été renvoyé de l’université, les signaux d’alerte sont clairs. Si la nation est en guerre contre l’Islam, celles et ceux qui luttent pour trouver des alternatives à ces divisions sont, non sans ironie, accusé·es de diviser la nation. Quand Éric Fassin, professeur de sociologie à l’Université Paris 8, a été menacé sur Twitter de décapitation pour ses « positions islamo-gauchistes » par un extrémiste de droite, la Présidente de son université lui a apporté son soutien, de même que des collectifs universitaires internationaux, en particulier de Turquie et du Brésil, mais il n’y a eu aucune réaction de la part des responsables dans les ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (...)

La surveillance de la recherche par l’État peut rendre difficile, pour celles et ceux qui étudient les discriminations et différents aspects de la culture musulmane, l’accès aux archives et aux fonds dont ils ont besoin. En outre, il faut mentionner l’auto-censure qui accompagne inévitablement la surveillance et la pression de l’État. (...)

Mais la résistance est impressionnante. Il n’existe pas d’organisation nationale équivalente à l’American Association of University Professors (AAUP) en France, mais le corps enseignant s’est néanmoins mobilisé. Sur la race et les discriminations, on continue de dispenser des cours, de publier des livres et des articles et d’organiser des colloques. Ces activités sont présentées, à juste titre, comme la mise en œuvre des valeurs de la République, soit avant tout la défense de la liberté et de l’égalité. Il existe un site, Université Ouverte, où des informations sur les mobilisations et autres actions en cours sont disponibles, complété par le blog Academia, qui propose des analyses critiques approfondies. En réponse à la dénonciation de leur travail par une centaine d’intellectuel·les les accusant d’enseigner aux étudiant·es le « racialisme », et de prétendument « nourrir une haine des Blancs et de la France », plus de deux mille universitaires ont répondu dans Le Monde (...)

Une lettre de soutien international a été diffusée en novembre 2020. Elle expose la situation très clairement : une politique de plus en plus ethno-nationaliste fait peser une grave menace sur les libertés académiques en France.

Au moment où j’écris ces lignes, en ce début d’année 2021, le vieux slogan de mai 68 résume bien l’état des choses : La lutte continue.