
L’immense majorité des 142 interpellés de la manifestation parisienne contre « les lois liberticides », samedi dernier, n’ont pas été poursuivis. Lundi et mardi, quinze personnes cependant ont été présentées au tribunal. Cinq ont été condamnées.
(...) Il s’effondre en larmes dans le box : le tribunal correctionnel de Paris vient d’annoncer sa relaxe « au bénéfice du doute ». Privé de liberté depuis samedi après-midi, cet ouvrier automobile de 42 ans, longiligne et fébrile, va pouvoir sortir du Palais de justice et rentrer chez lui, dans l’Oise. Il était le dernier prévenu jugé en comparution immédiate après la manifestation parisienne contre « les lois liberticides » du 12 décembre. Malgré l’heure tardive, sa compagne et quelques amis l’attendent.
Si la justice fonctionne comme un entonnoir, celui-ci était particulièrement large : 142 interpellés, que le ministre de l’intérieur a aussitôt qualifiés d’« individus ultra-violents » et de « casseurs ». Certains, comme Ulrich B., ont été extraits de la foule pendant les charges répétées de la police. D’autres ont été arrêtés en amont de la manifestation, lors de contrôles d’identité, en raison de ce qu’on a trouvé dans leurs sacs.
Sans surprise, l’extrémité de l’entonnoir est plus étroite. Sur les 105 majeurs placés en garde à vue samedi, 40 ont bénéficié d’un classement sans suite et 41 ont reçu un rappel à la loi, c’est-à-dire un classement sans suite accompagnée d’une sorte d’admonestation qu’il n’est pas possible de contester.
Sur les 24 affaires restantes, une seule a conduit le parquet à saisir un juge d’instruction. Quatre mis en cause ont été libérés le temps qu’une enquête se poursuive, quatre autres sont déjà convoqués à des procès ultérieurs. Enfin, quinze personnes ont été déférées en comparution immédiate lundi et mardi, dans la foulée de leur garde à vue.
Divers délits leur étaient reprochés. Parfois des violences contre les forces de l’ordre, une rébellion ou la fourniture d’une fausse identité. Presque toujours, la « participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations », un délit mis à la mode par le mouvement des « gilets jaunes ». (...)
Le 12 décembre, à 16 h 10, le cortège subit une double charge. D’un côté la BRAV-M, de l’autre les CRS. Quand Ulrich B. est arrêté, sa compagne le voit disparaître d’un coup aux mains des policiers. Il est accusé de « participation à un groupement » pour s’être trouvé, visage dissimulé, parmi des « manifestants violents » ; de violences volontaires sur personnes dépositaires de l’autorité publique pour avoir « chargé », en courant, un groupe de CRS ; de rébellion pour s’être « raidi » et avoir « repoussé » les policiers lors de son interpellation, entraînant la chute de l’un d’entre eux.
Lui n’a eu de cesse de clamer sa bonne foi, en garde à vue et désormais au tribunal, des larmes dans la voix. « Pris en tenailles » entre deux charges, il affirme qu’il ne cherchait qu’à « esquiver » les policiers qu’il filmait encore quelques minutes auparavant et dément avoir couru vers eux. Certes, il portait un bonnet et une écharpe pour le froid, et un masque sanitaire, obligatoire dans les rues de Paris. Mais il maintient s’être laissé faire quand les forces de l’ordre ont fondu sur lui, le projetant à terre.
Au commissariat du VIIIe arrondissement, les policiers oublient de lui confisquer son téléphone, avec lequel il continue à filmer en cellule, prévient ses proches et réclame son avocat. Le truc d’Ulrich B., c’est de streamer sur sa page Facebook, « La France entubée ». À l’audience, il jure dix fois qu’il n’est « pas un black bloc », montre le T-shirt blanc qu’il porte depuis quatre jours, son jean bleu, ses baskets blanches. Il parle de son oncle « gendarme mobile dans l’Oise », promet qu’il n’était « pas là pour casser du flic » et qu’il « n’a pas compris » comment il s’est retrouvé traîné au sol.
Ulrich B. est si ému que la présidente lui demande de faire un effort pour « redescendre en pression ». Il pleure, puis s’excuse de pleurer : « ça fait quatre jours que je suis enfermé, madame ». Père de deux adolescentes, il a cinq mentions à son casier judiciaire, pour des tags très anciens, des violences et une conduite sans permis. Il a aussi été gravement blessé au pied par une grenade, en novembre 2018, lors d’une manifestation de gilets jaunes sur les Champs-Élysées.
Son avocat, Arié Alimi, voit les choses en grand : il voudrait faire reconnaître l’illégalité des charges policières samedi dernier, en l’absence de sommations et de violences préalables. (...)
« Ce qui s’est passé samedi, c’est singulier et c’est nouveau. C’est un changement de doctrine du maintien de l’ordre, visant à empêcher de manifester. On est dans du préventif pur. »
L’avocat accuse nommément le préfet de police et le procureur de Paris de s’être entendus sur le dos de la liberté de manifester et les droits de la défense. (...)
La compagne d’Ulrich B., citée comme témoin, décrit une manifestation troublée par les charges répétées et bilatérales, suivies de « mouvements de foule » tournant à la « panique générale ». « On ne comprenait pas le but de l’intervention et ce que la police voulait de nous : avancer, reculer, rester là ? Les gens hurlaient. » (...)
Après plusieurs manifestations où il s’est fait « gazer, charger, arroser » malgré ses intentions « pacifiques », Adrien K. était « énervé », a-t-il expliqué. « Je n’ai jamais été dans les groupes qui dégradaient, je ne les ai jamais approuvés. Quand on a été chargés samedi dernier, c’était la fois de trop. » Un « geste de révolte inadmissible » pour la représentante du parquet. (...)
« Qu’est-ce que ça vaut, un jeune homme de 18 ans au casier vierge qui a jeté une canette en direction des forces de l’ordre ? », demande son avocate (...)