
« Cet appel est révélateur d’une crise de confiance des étudiants envers la science pour répondre aux bouleversements écologiques, il faut être aveugle pour ne pas s’en rendre compte, souligne Florence Pinton, professeure de sociologie à AgroParisTech.
Le buzz a dépassé, de très loin, les milieux militants et les cercles agricoles et scientifiques. D’après un décompte des services du ministère de l’agriculture qui a circulé au sein de l’école, et dont Mediapart a eu connaissance, la vidéo a bénéficié de 12 millions de vues sous les différentes formes et extraits qui ont circulé dans les dix jours qui ont suivi dans les médias, sur les réseaux et autres plateformes de diffusion. Résultat, la direction de l’école a mis sur pied, pour l’année prochaine, un groupe de travail pour faire évoluer ses formations – un « comité d’analyse prospective ».
Mais l’onde de choc ne se limite pas à AgroParisTech. Dans les autres écoles d’agro, plusieurs enseignantes et enseignants ont contribué à la diffusion de l’appel à bifurquer et ont organisé des discussions avec leurs élèves. Pour ceux-là, le succès viral du discours d’AgroParisTech constitue un appui de poids pour lever des résistances et continuer à faire évoluer des enseignements ayant déjà pris un virage écologique. (...)
« Nous avons besoin à la fois de cadres dans le système, qui soient convaincus de la nécessité de faire les changements et qui peuvent les faire, et d’aiguillons à l’extérieur du système, qui nous poussent à bouger. C’est ce qui s’est passé dans les années 1970 et 1980 avec la lutte sur le Larzac. À l’époque, de nombreux étudiants refusaient carrément leur diplôme pour rejoindre les Paysans-travailleurs [organisation syndicale à l’origine de la Confédération paysanne – ndlr]. Ces personnes-là ont été extrêmement utiles pour nous faire réfléchir et nous obliger à évoluer. »
À la différence d’AgroParisTech, l’école de Rennes a déjà réformé sa formation il y a une dizaine d’années pour mettre l’accent, dès le début du cursus, sur les enjeux écologiques. Autrement dit dans le tronc commun, et non dans les options ou spécialisations choisies par certains élèves en troisième et dernière année.
« Nous avons décidé de ne plus commencer la formation par la phytotechnie ou la zootechnie, mais par une présentation des outils pour faire face aux défis écologiques, explique Didier Gascuel, qui fut l’un des initiateurs de ce changement. C’était une petite révolution. Ce cours est désormais intitulé : “L’agronomie dans le changement global. Impact et solutions”. Notre école a pour mission de former des agronomes de transition. »
Faire de l’agroécologie un chantier prioritaire
Rennes est probablement l’une des rares écoles à assumer délibérément cette volonté d’aller vers une autre agronomie que celle enseignée pendant des décennies – plus respectueuse du vivant, moins délétère pour la planète. L’école de Bordeaux s’en rapproche (...)
Un indice de ces préoccupations : une étude menée par la direction de l’école de Toulouse sur le placement de ses étudiants et étudiantes diplômées entre 2019 et 2021 a montré que le principal critère de choix du premier emploi était l’adéquation avec leurs valeurs, avant le salaire et la localisation géographique.
La réflexion, en tout cas, va bon train dans les écoles depuis le buzz de l’appel à bifurquer.
À l’école de Dijon, des débats en amphithéâtre ont été organisés, des élèves ont adressé des courriers à la direction… L’agriculture conventionnelle tient trop de place dans la formation, ont fait valoir les représentantes et représentants étudiants. Ce jeudi, la « commission des études et de la vie étudiante » devait se réunir pour voir comment, dès la rentrée prochaine, intégrer davantage les modules d’agroécologie dans le tronc commun, et deux étudiantes ont lancé un questionnaire afin que les élèves donnent leur avis sur leur formation et la place qu’y occupe la transition agroécologique et alimentaire. (...)
Mais AgroParisTech a ceci de particulier que plusieurs chaires d’enseignement sont cofinancées par des industriels et des poids lourds de l’agroalimentaire : le géant de la chimie BASF, Vinci, Suez, Danone, Bonduelle, Carrefour, Renault, GRT Gaz… Ainsi que le fleuron des coopératives agro-industrielles françaises : Terrena, Sofiproteol, Avril, Sanders, InVivo… Dans les conseils d’administration de toutes ces écoles siègent en outre des dirigeants des grandes entreprises de l’agro-industrie.
Les enseignantes et enseignants joints par Mediapart n’y voient pas un problème. Ces liens entre le monde de l’entreprise, qui défend des intérêts économiques, et l’école, censée former l’élite de demain dans un contexte de désastre écologique, sont pourtant au cœur du discours des agronomes diplômés le mois dernier. « L’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur terre », disaient-ils, listant un certain nombre de métiers absurdes auxquels ils sont formés.
Mur de résistances
Cette sérieuse mise en cause se heurte à un mur de résistances (...)
« Attention à ne pas faire les “vieux cons”, en répétant qu’on disait déjà la même chose qu’eux il y a 30 ans… La réalité, c’est que nous n’avons pas réussi. »
Didier Gascuel, directeur du pôle halieutique, mer et littoral à l’école de Rennes (...)
Étape clé dans la reproduction des élites et la formation des cadres de demain, les grandes écoles d’ingénieurs sont l’un des maillons des blocages actuels. Si les élites basculaient, l’appréhension par les classes dirigeantes des catastrophes écologiques en cours serait, à coup sûr, fort différente.