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Après Cologne : le piège culturaliste
Eric Fassin, sociologue
Article mis en ligne le 1er avril 2016

Pour interpréter les agressions sexuelles de Cologne, opposer le féminisme à l’antiracisme n’a de sens que dans une perspective culturaliste. Mais la culture n’est pas tant la cause que l’enjeu de la violence. On fera l’hypothèse d’un « terrorisme sexuel » mettant en scène le « conflit des civilisations ». Le culturalisme est bien l’arme des terroristes ; ne reprenons pas leur grille de lecture

« Ah type maghrébin vous voulez dire. » Dans Histoire de la violence, le second roman d’Édouard Louis, lorsque le narrateur décrit Reda, son violeur, le policier qui recueille la plainte manifeste une forme de reconnaissance : « Il triomphait, il était, je ne dirais pas très heureux, j’exagérerais, mais il souriait, il jubilait comme si j’avais admis quelque chose qu’il voulait me faire dire depuis mon arrivée, comme si je lui avais enfin apporté la preuve qu’il vivait du côté de la vérité depuis toujours, il répétait : “type maghrébin, type maghrébin”, et entre deux phrases il redisait : “type maghrébin, type maghrébin”. »

Le culturalisme contre l’explication sociologique

C’est la même reconnaissance qui s’est fait entendre, en France et en Europe, après la vague d’agressions contre des femmes dans la foule du Nouvel An, à Cologne et ailleurs : « des Arabes, ce sont des Arabes ! » La réalité semblait faite pour confirmer les stéréotypes : « on vous l’avait bien dit ! » Qu’il s’agisse de Syriens, comme on l’a cru d’abord, ou de Maghrébins, comme on l’a su ensuite, peu importe. Le fait prenait valeur d’explication : si des Arabes commettent des violences sexistes, c’est parce qu’ils sont arabes. La preuve ? Ils agissent en bande. Ou encore : c’est parce qu’ils sont musulmans. Et qu’importe si ces brutes étaient imbibées d’alcool : l’islam, vous dis-je.

Arabe ou musulman, les deux registres se confondent volontiers : c’est le cas dans une tribune de Kamel Daoud, publiée par plusieurs journaux européens, qui a suscité la controverse. Certes, son interprétation en termes de « misère sexuelle dans le monde arabo-musulman » récuse d’emblée les « fantasmes » de l’extrême droite, mais c’est pour mieux s’en prendre à « l’angélisme » occidental (qui ne paraît pourtant pas dicter les politiques d’asile européennes) : « On voit, dans le réfugié, son statut, pas sa culture. On voit le survivant et on oublie que le réfugié vient d’un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme. »

Loin de réduire sa différence culturelle, la migration ne ferait que la durcir. En effet, « sa culture est ce qui lui reste face au déracinement et au choc des nouvelles terres. » Dans le New York Times, Kamel Daoud enfonce le clou : avec l’immigration, l’exotisme orientaliste à distance cèderait la place à « une confrontation culturelle sur le sol même de l’Occident ». L’argument résonne avec celui de la féministe allemande Alice Schwarzer, connue pour sa critique d’un antiracisme qu’elle juge « politiquement correct » : nier l’échec de l’intégration serait faire preuve d’une « fausse tolérance » .

Mais la charge de l’écrivain algérien, à l’adresse d’un public « occidental », repose quant à elle sur un paradoxe familier : s’il peut dénoncer le « piège culturel », c’est que lui-même a su y échapper ; en même temps, c’est parce qu’il appartient à cette culture qu’il est légitime pour la dénoncer. En tout cas, les commentateurs ne s’y sont pas trompés : de l’intérieur ou de l’extérieur, il s’agit bien de culturalisme. Aussi n’ont-ils pas manqué de rappeler l’essai d’Hugues Lagrange qui a fait polémique en 2010, au lendemain du discours de Grenoble, contre Le déni des cultures dans les sciences sociales. Et les protestations de chercheurs contre les « clichés orientalistes » de Kamel Daoud n’ont fait que redoubler les sarcasmes médiatiques contre « la confrérie des sociologues ».

Il n’est pas surprenant que le Premier ministre français, qui a utilisé ce même lexique de la « confrontation » culturelle à propos des Roms, intervienne dans la controverse pour soutenir l’écrivain contre ses détracteurs (...)

si le Premier ministre rejette avec force l’explication sociologique, c’est pour lui substituer une interprétation culturaliste.

Quel est l’enjeu de cette… distinction ? Pour comprendre le monde, la sociologie critique invite à rompre avec les fausses évidences du sens commun : pour expliquer les traits culturels sans verser dans l’essentialisme, elle met l’accent sur leurs transformations historiques. Le culturalisme, au contraire, se donne la culture comme explication intemporelle. C’est la revanche du bon sens : contre la rationalité scientifique, il donne raison au café du Commerce. Les sciences sociales sont accusées de ne rien comprendre à la société. Pis encore : les sociologues se voient traités d’« idiots utiles » de « l’islamo-fascisme ». C’est qu’ils rejettent les amalgames culturalistes en soulevant une question simple : pour condamner des délinquants, est-il juste, ou utile, de stigmatiser tout un groupe social, comme si les méfaits d’individus impliquaient une responsabilité collective ? (...)

On sait en effet qu’aucune culture n’a le monopole des agressions sexuelles : en Allemagne même, l’Oktoberfest s’avère très dangereuse pour les femmes, comme en France les fêtes de Bayonne. Or qui s’en soucie d’habitude ? Depuis des décennies, militantes et chercheuses nous appellent à appréhender la violence sexuelle comme un rapport de pouvoir qui travaille les sociétés – les « nôtres » et pas uniquement les « autres ». (...)

la culture n’est pas tant l’explication que l’enjeu même de la violence. Le culturalisme le plus sévère pour le « monde arabo-musulman » s’accorde avec l’islamisme le plus hostile à « l’Occident » pour opposer « eux » à « nous » ; ce sont donc les deux faces d’une même idéologie. Changeons de perspective : et si les agressions de Cologne et d’ailleurs n’étaient pas tant l’expression spontanée d’une culture que la mise en scène délibérée, en termes sexuels, du « conflit des civilisations » ? C’est bien sûr le sens de la comparaison avec les viols de guerre. « La guerre, c’est le viol », écrivait Juliette Keating le 7 janvier ; la proposition peut d’ailleurs être retournée : le viol, c’est la guerre – c’est-à-dire qu’il s’agit d’une arme de guerre.

Envisager pareille interprétation revient à soulever une hypothèse : les agressions pourraient bien avoir été organisées. Qu’on n’aille pas crier aussitôt au conspirationnisme. Car c’est le ministre allemand de la Justice, Heiko Maas, qui a suggéré d’emblée cette hypothèse : « personne ne me fera croire que cela n’a pas été coordonné ou préparé. » Il ne s’agit donc pas ici de suggérer que le pouvoir nous cache la vérité, mais que nous ignorons ce dont nous avons pourtant connaissance. En effet, sur place, on a retrouvé un papier traduisant, de l’arabe en allemand, des insultes sexistes ; autant dire qu’il ne s’agit pas d’improvisation.

Mais ce n’est pas tout : une institutrice a décrit ce qu’elle a vu : des « tactiques de coordination ». (...)

Bien sûr, l’établissement des faits relève du travail policier. Mais invoquer la culture arabo-musulmane ne permet nullement d’expliquer la préméditation de ces actes, ni leur coordination. Il faut donc chercher ailleurs. On peut commencer par se demander à qui profite le crime ; autrement dit, quels auront été ses effets ? Les agressions de Cologne et d’ailleurs ont fait reculer, autant que les attentats en France et plus récemment en Belgique, toute volonté politique d’échapper à la logique du « conflit des civilisations » – en particulier face à la « crise des réfugiés ».

Ce n’est sans doute pas un hasard si, le 13 novembre devant le Stade de France, un terroriste, avant de se faire exploser, a soigneusement préservé le (vrai – faux) passeport syrien qu’il avait pris la peine d’apporter pour l’occasion. Signer ainsi son forfait, c’était manifestement vouloir agiter l’opinion publique contre l’accueil des demandeurs d’asile. (...)

Car il faut y insister : la stratégie explicitement revendiquée par Daech, y compris au lendemain des attentats de Saint-Denis et Paris, c’est de polariser en exacerbant l’islamophobie et la xénophobie, pour éliminer la « zone grise » de la coexistence entre groupes en Occident. (...)

En partant des résultats politiques de ces agressions, il est donc possible d’émettre l’hypothèse que Daech (ou quelque autre organisation), en s’appuyant sur des bandes criminelles pour instrumentaliser, non pas la « misère » (la violence n’est pas le symptôme de l’abstinence), mais le ressentiment sexuel de certains migrants (qu’aggrave sans doute un sentiment d’injustice), a semé la terreur en vue d’infléchir le cours politique de l’Europe.
(...)

Aujourd’hui, en France et en Europe, on voudrait nous faire croire que deux camps s’affrontent : d’un côté la nébuleuse terroriste, de l’autre les démocraties. Pourtant, à l’instar de la France, celles-ci semblent prêtes à sacrifier leurs principes pour les sauver. Peut-être l’opposition politique fondamentale passe-t-elle plutôt entre un camp où se rejoignent paradoxalement des ennemis jurés qui, au nom de l’Islam ou de l’Occident, partagent une même vision du monde en termes de « conflit des civilisations », et dont les femmes sont aujourd’hui le champ de bataille, et un autre, réunissant des citoyens de toutes cultures, religieuses ou pas, qui peinent à se faire entendre parce qu’ils tentent d’échapper à ce piège culturaliste. Dans ce contexte, expliquer, ce n’est pas excuser ; mais c’est choisir son camp.