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Agression raciste à Avignon : la victime porte plainte pour être reconnue comme telle
Article mis en ligne le 10 décembre 2020

Un chef d’entreprise français d’origine maghrébine a été braqué et menacé, fin octobre à Avignon, par un militant d’extrême droite qui a été abattu par la police. Il est depuis ignoré par la justice, qui parle de lui comme d’un « témoin » et non d’une victime.

Un mois et demi après les faits, la stupéfaction a laissé place au grand vide. Yassine*, victime d’une agression raciste à Avignon le 29 octobre 2020, est désormais seul face à ses interrogations. Après avoir été entendu cinq fois d’affilée par la police le jour du drame, le jeune homme, tout juste âgé de 29 ans, n’a plus aucune nouvelle des autorités. Pas de convocation de la justice, de contact avec des représentants de l’État et pas la moindre proposition de suivi psychologique, rien. (...)

Une enquête judiciaire a bien été ouverte par le procureur de la République d’Avignon, mais celle-ci a pour l’instant été circonscrite aux seuls faits de « tentative d’homicide sur personne dépositaire de l’autorité publique ». En clair, le parquet considère que l’assaillant a voulu tuer des policiers, qui l’ont abattu en retour, mais a exclu du champ de son enquête les menaces proférées, en braquant une arme à feu, contre Yassine, alors même que c’est lui qui a alerté les forces de l’ordre.

Pour être reconnu dans son statut de victime, Yassine a finalement décidé de porter plainte, après avoir un temps renoncé à saisir la justice de son pays. Ce chef d’entreprise voulait rester concentré sur son travail et sur la naissance de son premier enfant dans les prochaines semaines. Il refuse toutefois que l’affaire en reste là et souhaite une enquête approfondie sur les faits. (...)

Le vendredi 27 novembre, il s’est rendu au commissariat d’Avignon mais des policiers l’ont dissuadé de se constituer dans la procédure en lui expliquant qu’il n’avait aucun intérêt à le faire, son agresseur étant mort, rapporte son conseil Me Ouadie Elhamamouchi. Ce qui a poussé l’avocat à rédiger, le 3 décembre, une plainte qu’il a directement envoyée au procureur. « Nous ne pouvons tolérer un tel traitement judiciaire », s’indigne Me Elhamamouchi. (...)
L’affaire s’éteint finalement d’elle-même en quelques heures, par effet d’engrenage : le procureur évoquant une simple « affaire de droit commun » impliquant un « déséquilibré », les médias nationaux s’en détournent, la justice arrête de communiquer, et ainsi de suite. Jusqu’à donner l’impression que les faits n’étaient en fait pas si graves, voire pas si clairs que cela.

Les événements ne souffrent pourtant d’aucune ambiguïté : ce jour-là, un jeune Français de 33 ans, nourri d’idées racistes, a agressé un autre jeune Français, de quatre ans son cadet, au motif qu’il est arabe, avant d’être tué par la police.

Yassine est « un pur français avec une tête d’Arabe », ainsi qu’il se décrit lui-même à Mediapart. Il est aussi musulman pratiquant – ce que Fabien Badaroux, son agresseur, ne pouvait pas savoir, les deux hommes ne se connaissant pas, même s’ils ont grandi dans la même ville. (...)

Fabien Badaroux est aussi vêtu d’une doudoune bleue « Defend Europe » du groupuscule d’extrême droite Génération identitaire pour une opération anti-migrants dans les Alpes, comme l’avait révélé Mediapart. Quand il s’adresse à Yassine, il garde sa main droite à l’intérieur de son blouson. « Je me suis dit : voilà il a un couteau. Comme les skinheads, ils aiment bien se battre », se souvient la victime, qui essaie alors de calmer et raisonner son agresseur – en vain.

Alors que Yassine cherche à s’en aller en voiture, Fabien Badaroux « se met au milieu de la route, sort un calibre de son blouson et enclenche le chargeur », selon ses souvenirs. Yassine songe d’abord à « lui rentrer dedans », puis se ravise en une fraction de seconde pour prendre la fuite. Il se gare plus loin, compose le 17, un policier prend immédiatement son appel au sérieux et lui demande de rester en ligne jusqu’à l’arrivée d’une patrouille « 5 à 6 minutes » plus tard.

Entre-temps, tandis que Yassine surveille de loin son agresseur pour qu’il ne s’échappe pas, Fabien Badaroux « marche vite » dans sa direction « en tendant la main pour faire des saluts nazis ». Selon le récit de Yassine, son agresseur crie : « Tu as raison, casse-toi ! » et « Génération identitaire ! ». « J’ai dit au téléphone qu’il faisait des saluts nazis, la police a tous les enregistrements », ajoute Yassine, qui a aussi raconté toute la scène précisément dans ses différentes dépositions. (...)

Quand les policiers arrivent sur les lieux, « je me suis dit, ils vont l’arrêter mais en fait, pas du tout, il était tellement agressif qu’il s’est fait abattre », ajoute Yassine. Selon le récit du Parquet, Fabien Badaroux a brandi son arme – un pistolet automatique de calibre 7,65 mm qui n’était pas chargé, ce que ne savaient pas les policiers – et a avancé vers les agents. « D’un coup, j’ai entendu environ huit coups de feu et j’ai vu le mec qui tombe par terre », se souvient Yassine. (...)

Lors de son point presse improvisé sur les lieux du drame, le procureur a immédiatement relativisé la portée politique des agissements de Fabien Badaroux. Interrogé sur les saluts nazis, Philippe Guémas évoque des « gestes qui ressemblent à ça » : « Est-ce que c’est un salut nazi ou est-ce que c’est autre chose ? Parce qu’on a vite fait de qualifier de salut nazi ce qui n’en est pas forcément, donc tout cela est à vérifier. » Le procureur parle aussi de Yassine comme d’un « témoin » et non d’une victime, et le présente comme un « commerçant maghrébin »*, alors que il s’agit d’un chef d’entreprise français. (...)

Le Dauphiné révélera pourtant le 31 octobre qu’une perquisition menée juste après l’attaque au domicile de Fabien Badaroux a permis de retrouver de la littérature « prônant le nazisme, le néonazisme et les valeurs des mouvements identitaires ». Interrogé depuis, le procureur de la République nous a indiqué qu’il ne souhaitait plus faire de commentaire sur cette affaire.

Sur les réseaux sociaux, des dirigeants de Génération identitaire ont démenti tout lien avec Fabien Badaroux. (...)

Cela faisait plusieurs mois que Fabien Badaroux s’était radicalisé au contact des idées de l’extrême droite, selon André Castelli, vice-président du département du Vaucluse, qui l’a côtoyé il y a plusieurs années dans les rangs du Parti communiste français (PCF), comme l’avait indiqué Marianne.

André Castelli décrit Fabien Badaroux comme « un être fragile et vulnérable », aux troubles psychiatriques avérés : « Avant, il n’était pas du tout sur un registre raciste mais je comprends qu’il ait pu être embarqué par la mouvance identitaire », déplore-t-il.

« Ce qu’il s’est passé pose la question de la gestion de la santé mentale au sein de la société », ajoute André Castelli, qui présente la particularité d’avoir été infirmier psychiatrique. « Combien y a-t-il de “Fabien” aujourd’hui, embarqués à cause de leur vulnérabilité ? » L’élu communiste, qui a gardé un contact avec la mère du défunt, déplore le manque de suivi des personnes fragiles et le recul des « stratégies de psychiatries territoriales (...)

Un autre questionnement réside dans l’annonce, dans les heures suivant l’attaque, du choix définitif du parquet national antiterroriste (PNAT), qui a une compétence nationale, de ne pas se saisir de l’affaire, sans même communiquer sur le fait que la situation pourrait être réévaluée. A l’inverse, deux jours plus tard, le PNAT faisait savoir qu’il regardait de près, sans exclure de s’en saisir, les développements de l’enquête ouverte par le parquet de Lyon à la suite de l’agression au fusil de chasse contre un prêtre orthodoxe à Lyon — agression finalement revendiquée par le mari de la maitresse du religieux. (...)

La situation n’est pas sans rappeler les pudeurs de la justice après l’attentat perpétré avec une arme à feu et un engin incendiaire contre la mosquée de Bayonne, le 28 octobre 2019 (...)

« Il y a un traitement judiciaire et une communication a minima lorsque des musulmans sont visés », dénonce Me Ouadie Elhamamouchi sur la base des deux exemples d’Avignon et de Bayonne. « En ce qui me concerne, tout le monde est passé à autre chose alors que c’est un mec qui était calibré. Il était clairement raciste : il avait une veste Génération identitaire, il a crié, il a fait des saluts nazis, il avait une arme… Que faut-il de plus ?! Qu’il témoigne avant de mourir, sérieusement… Il faut en parler quand même, non ?, abonde Yassine. Ce serait un Arabe, on en aurait parlé partout ».