
Une des caractéristiques du mouvement des « gilets jaunes » est la difficulté à saisir ses logiques et ses enjeux. Si cette mobilisation suscite de nombreux débats, son appellation semble moins intéresser les observateurs. Le gilet jaune, vêtement de signalisation obligatoire dans chaque véhicule, est utilisé par les contestataires comme signe d’identification (il a été initialement mis en avant sur Facebook). Le nom de la contestation vient donc d’un élément factuel, mais se tourner vers l’histoire permet d’observer que les noms des mouvements sociaux ont rarement été neutres. Au Moyen Âge, ils sont souvent donnés par le pouvoir dans le but de dénoncer et de susciter le rejet.
De la bienveillance royale à la répression
Les comparaisons historiques vont bon train en ce moment, les Jacqueries ont été abondamment convoquées pour essayer de trouver des parallèles avec la situation actuelle. Ces révoltes paysannes du XIVe siècle tirent ainsi leur nom de l’expression injurieuse « Jacques Bonhomme ». Le cas des Tuchins se révèle plus singulier car leur appellation a été l’objet d’une lutte entre eux et le pouvoir royal.
La révolte des Tuchins se déroule en pleine guerre de Cent Ans, d’abord en Auvergne dans les années 1360 puis dans le Languedoc dans les années 1680. Les deux régions ne subissent pas tant les combats entre Français et Anglais, mais plutôt les dévastations des routiers, ces soldats sans armée vivant de pillages. « Tuchin » n’est pas un mot local : il apparaît initialement dans les actes royaux et ne porte alors pas de connotation négative. Il dérive de « touche », mot désignant en ancien français une forêt ou un bosquet, et servirait à décrire une personne se réfugiant dans les bois pour échapper à la violence des soldats. (...)
Dans la société médiévale, les paysans versent des contributions à leurs seigneurs en échange de leur protection. Or les Tuchins s’arment justement en raison de l’absence de sécurité. Cela les conduit à contester les prélèvements, notamment la gabelle sur le sel, supprimée en 1380 puis rétablie en 1381, et à critiquer la fiscalité royale jugée abusive. La patience et la bienveillance du pouvoir cessent alors et se transforment en rejet violent. Dans les actes officiels, « Tuchin » devient synonyme de pillard. En 1378, un document de la chancellerie royale évoque les Tuchins comme des hommes qui
« guettoient, desroboient, destrayoient et murdrissoient les bonnes genz, et faisoient souventes foiz pluseurs énormes, orribles et villains fais. »
Le changement de ton est clair : il faut réprimer ces hommes mais aussi les stigmatiser, afin de les mettre au ban de la société.
Le soutien de la population locale
L’objectif se révèle ambitieux car les révoltés bénéficient localement d’un important soutien. (...)
Leurs partisans préfèrent les appeler « compagnons », terme choisi par les insurgés eux-mêmes. Pourquoi « compagnon » ? Parce qu’il désigne celui qui appartient à une compagnie guerrière et que les révoltés singent l’organisation des routiers pour mieux les combattre. Le mot possède aussi un sens générique, par exemple des compagnons de labeur, et renvoie donc à l’idée d’appartenance à une même communauté de vie. « Compagnon » exprime l’intégration des insurgés au sein de la sociabilité villageoise, tout le contraire de l’idée de marginalité que le pouvoir royal veut imposer.
Menés en parallèle de la répression, les efforts de la propagande royale parviennent à faire perdre aux Tuchins leur image positive et à les priver de leurs soutiens. Toute révolte comporte une part variable de violence, et le pouvoir s’en saisit pour réduire les Tuchins à une criminalité bestiale. Leur exclusion sociale est donc d’abord imposée dans les esprits avant de se concrétiser dans la réalité. Après la fin du mouvement, « Tuchin » a définitivement perdu son sens initial de révolté pour celui de pillard. (...)
Nommer la contestation se révèle donc une bataille au sein même de la révolte des Tuchins. Pour le pouvoir, il s’agit de nier toute légitimité aux insurgés, et de leur ôter tout soutien populaire en les faisant apparaître comme des criminels. En ce qui concerne les derniers siècles du Moyen Âge, le dernier mot a presque toujours été pour le pouvoir royal. Aujourd’hui, l’importance prise par les réseaux sociaux permet aux mouvements de contestation de se nommer eux-mêmes (par exemple le mouvement Nuit Debout) mais ne fait pas disparaître pour autant la lutte menée autour de leur nom.