
(...) Dans de nombreux pays, la vie politique s’est longtemps organisée selon un axe gauche/droite : la droite représentait le conservatisme, le respect de la propriété privée des moyens de production, alors que la gauche incarnait le changement, la transformation sociale par le dépassement du capitalisme. Cependant, le compromis fordien établi après-guerre a renforcé l’adaptation des partis de gauche à un capitalisme perçu comme indépassable. Les forces progressistes auraient pu se saisir de la crise majeure du taux de profit dans les années 1970 pour remettre en question le capitalisme. Cela n’a pas été possible. Le socialisme étatique des pays de l’Est, qui a dû construire un mur pour « protéger » ses citoyens, faisait figure de repoussoir. Le socialisme autogestionnaire ne faisait qu’émerger. Faute d’alternative à vocation majoritaire, la droite a fini par prendre le dessus en appliquant le programme néolibéral.
En mai 1981, la France semblait faire exception avec l’arrivée au gouvernement d’une gauche qui prétendait engager le pays sur la voie du socialisme. Après quelques mois d’une politique de relance keynésienne qui n’avait pas fonctionné et avait aggravé la crise du taux de profit, le gouvernement opéra un virage à 180 degrés en engageant une politique de rigueur budgétaire. L’objectif n’était plus le socialisme, mais la convergence avec les autres pays européens : la gauche française prit en charge le tournant néolibéral entamé quelques années auparavant par Ronald Reagan et Margaret Thatcher.
Le clivage gauche/droite a cependant continué de « fonctionner » pendant quelques décennies mais, dans les faits, une convergence s’est dessinée : la droite a fait preuve de toujours plus d’allant en faveur des « réformes », pendant que la gauche s’est détachée de son électorat traditionnel pour se rallier au « modernisme ». Le slogan de la gauche aux législatives de 1986, « Au secours, la droite revient », allait devenir la ligne directrice du Parti socialiste : on ne fera rien d’extraordinaire, mais avec nous ce sera moins pire qu’avec les autres. Mais la pression du patronat est devenue de plus en plus forte chaque fois que la gauche est revenue aux affaires et cette dernière a cédé toujours davantage. (...)
Où en est la gauche après la séquence électorale de 2017 ? Divisée alors entre deux candidats qui n’ont rassemblé que 26 % des voix au premier tour de la présidentielle, elle est aujourd’hui en piteux état. Pour ses principales composantes, la sortie du capitalisme n’est jamais une option ouverte. (...)
Paradoxalement, alors que le dépassement du capitalisme semble exclu du champ de ces programmes, des personnes toujours plus nombreuses expérimentent économiquement dans des cadres – coopératifs ou associatifs – en rupture avec les principes de ce système. Mieux, un sondage Ifop-La Croix de 2013 1 indique que 26 % des Français pensent que le capitalisme « fonctionne mal et qu’il faut l’abandonner » et que 54 % pensent qu’il « fonctionne mal mais qu’il faut le conserver parce qu’il n’y a pas d’alternative » : voilà qui laisse un espace politique à une gauche de transformation sociale pourvu qu’elle veuille bien penser l’alternative. Mais quelle alternative faut-il ouvrir au XXIe siècle ?
Si le capitalisme peut être défini comme étant l’« appropriation privée des moyens de production », on comprend que l’alternative à celui-ci ait spontanément été définie comme l’« appropriation collective des moyens de production ». Or ce terme d’appropriation porte en lui une ambiguïté profonde. Le verbe « approprier » fait référence au mot « propre » : « approprier » peut aussi bien signifier devenir le « propre » d’une ou de plusieurs personnes que rendre propre à une finalité déterminée. Cette seconde signification du verbe « approprier » a été valorisée au sein du mouvement ouvrier comme antithèse à l’aliénation capitaliste dans la mesure où elle exprime avant tout l’exigence d’une orientation de l’économie à partir de la finalité des besoins sociaux, qui intègrent aujourd’hui l’urgence écologique, et non en fonction des impératifs de valorisation du capital. (...)
La « propriété collective des moyens de production » est devenue l’une des définitions les plus simplifiées du socialisme, antithèse de la « propriété privée des moyens de production » qui caractérise le capitalisme. L’introduction de la notion de propriété dans le projet d’appropriation collective allait induire deux conséquences dont le mouvement ouvrier n’avait pas pleinement mesuré les implications.
La première est l’exclusion : une propriété exclut du champ de l’usage, du bénéfice ou de la décision celui qui n’est pas propriétaire. Dès lors, la question du périmètre de la collectivité deviendra récurrente et ne sera jamais résolue d’une façon satisfaisante. Pour éviter l’exclusion, la collectivité propriétaire devrait donc être l’humanité tout entière, ce qui suppose des institutions supranationales. Le projet de l’Internationale ouvrière n’était pas loin de cette préoccupation. Malheureusement, ce projet a fait long feu après la Première Guerre mondiale et aujourd’hui, c’est souvent la gauche qui défend le retour à l’État-nation comme antidote à la mondialisation néolibérale, mais cette fois-ci non plus tellement comme cadre d’appropriation collective des moyens de production mais comme cadre régulateur du capitalisme.
La seconde conséquence est la planification de la production (...)
Plus l’échelle de la propriété est grande, plus la coordination de l’ensemble des individus intervenant dans le processus de production est complexe et plus les différenciations entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent sont fortes. (...)
Si la forme coopérative d’entreprise reste un cadre largement utilisé dans les expériences alternatives, le mouvement coopératif international s’est aujourd’hui tellement institutionnalisé qu’il ne constitue plus une force transformatrice. Le mouvement ouvrier a aussi expérimenté la propriété collective à l’échelle d’une nation dans le cadre de l’Union soviétique et des divers pays « socialistes ». Les difficultés rencontrées par les grands groupes privés se sont alors trouvées démultipliées, à tel point qu’une nouvelle bureaucratie s’est constituée contre la classe ouvrière au nom de laquelle la transformation était réalisée. (...)
Quelle que soit l’échelle, celle d’un pays ou celle d’une coopérative, la propriété collective reste privée pour les personnes extérieures à cette propriété : la propriété est excluante par nature.
La difficulté de la mise en œuvre de la propriété collective à grande échelle n’avait pas échappé à de nombreux socialistes qui, à l’instar de Jean Jaurès, recherchaient une synthèse entre propriété collective incarnée par la nation et gestion par les travailleurs eux-mêmes. C’est sur une voie assez semblable que se sont engagés les communistes yougoslaves après leur rupture avec l’Union soviétique en 1948. Ce sont aussi les tentatives de cogestion État-travailleurs réalisées récemment au Venezuela dans des entreprises publiques. Mais une question reste récurrente : qui est le décideur en dernier ressort sinon le propriétaire collectif ? Or celui-ci ne peut que s’incarner dans une élite qui tend inévitablement à reconduire les rapports d’exploitation.
Il apparaît donc clairement que les deux sens du mot « approprier » sont contradictoires : on ne peut rendre un moyen de production « propre » à la finalité de l’émancipation humaine que s’il n’y a pas de propriété, qu’elle soit privée ou collective. (...)
Dans le cadre de la mondialisation néolibérale, de nombreuses luttes autour de la notion de « biens communs » sont apparues à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Sans chercher à démontrer que la gestion de certains biens a tout à gagner à s’écarter de celle de la logique du privé et du public 3, divers auteurs 4 font de la notion de « commun », en tant que substantif, un horizon politique, celui de la primauté du droit d’usage, du droit à la coactivité sur celui des propriétaires. C’est effectivement cette exigence du commun qui fait le lien entre des populations qui refusent la privatisation de services publics fondamentaux, comme celui des eaux, à Cochabamba ou à Naples par exemple, et les travailleurs argentins qui occupent leur usine et reprennent la production sous forme coopérative. Il s’agit dans tous les cas d’une contestation de la logique propriétaire par ceux qui ont l’usage d’une ressource : que ce soit celle de l’État auquel on dénie le droit de privatiser ou celle du propriétaire privé à qui l’on conteste le droit de disposer du matériel productif. D’une certaine façon, ces luttes renouent avec la logique de la socialisation libertaire dans laquelle les travailleurs s’approprient l’outil productif en tant qu’usagers de celui-ci afin de le mettre au service d’une finalité sociale et non de la propriété. (...)
Nous défendons ici la nécessité de donner corps à la notion d’un commun productif, un commun qui se serait définitivement débarrassé du carcan de la propriété et dans lequel travailleurs et usagers, du simple fait de leur participation et non d’une quelconque qualité de propriétaire, même coopératif, seraient appelés à délibérer pour le gérer conformément à leurs attentes. (...)
Puisse ce livre contribuer à refermer définitivement cette impasse de la propriété collective qui a conduit à certains des plus grands désastres du XXe siècle. Nous lui opposons une économie des communs dans laquelle tout individu trouvera sa place dans la délibération en fonction de sa position à l’égard de chaque unité productive et des espaces de socialisation auxquels il participe.
Alors que de plus en plus de résistances et d’alternatives se construisent aujourd’hui en récusant le pouvoir induit par l’argent, que de plus en plus d’aspirations s’expriment en faveur d’un système garantissant à la fois l’autonomie et la solidarité, la gauche aurait tout intérêt à se faire le catalyseur de ces alternatives afin de renouer avec un programme à vocation majoritaire dans lequel les citoyens – et non plus les politiques – seraient les véritables acteurs de la transformation sociale.