
M6 hier soir a diffusé un documentaire aux aprioris effrayants sur l’ASE, au travers le prisme de la prise en charge d’enfants carencés au sein de foyers de l’enfance. On pouvait craindre le pire, un an après le reportage de « pièces à convictions ». Déchainements des professionnels avant, pendant et après sur les réseaux sociaux, corporatisme oblige et levers de boucliers préventifs. On comprend. A mon tour, coiffé de la double casquette de chercheur et d’éducateur, de présenter mon analyse de ce documentaire.
Qu’avons-nous vu ?
De manière globale, je n’ai pas trouvé ce documentaire plus racoleur que d’autres. J’ai même envie de dire assez proche d’une certaine réalité, pas trop non plus sensationnaliste. Bien sûr, les exemples proposés sont certes un peu caricaturaux, dans un sens comme dans un autre mais bien révélateur d’un état des lieux actuels concernant le fonctionnement et les dysfonctionnements de l’Aide Sociale à l’Enfance, de l’action sociale en générale : le pire y côtoie le meilleur. Voyons donc de plus près. Détricotons les faits pour mieux les expliquer, en dépassionnant le débat.
Tout d’abord un foyer de Seine-Saint-Denis. On aurait pu contextualiser ce département qui craque sous l’accumulation de problématiques et de difficultés sociales, concentrant une (sur) population précarisée. Foyer épinglé pour son manque de professionnalisme. Ici comme ailleurs, les difficultés de recrutements liées à un métier en tension, peu reconnu socialement et financièrement, ont comme conséquence l’emploi de personnel « tout venant », peu ou pas formé, de « faisant fonction ». Parce qu’il faut bien quelqu’un en service demain à 8 h. C’est une réalité. D’ailleurs, en 2012[1], les chiffres recueillis par l’ONES auprès des professionnels soulignaient que près de 60% des répondants indiquaient que leur équipe comprenait une à six personnes non diplômées en travail social occupant une « fonction éducative ». Qu’est-ce que cela engendre ? Incohérences, violences, turn-over, disqualifications et prise en charge au rabais des jeunes confiés. Ce n’est pas tant seulement le personnel qui est à remettre en cause, et il est nécessaire de s’interroger toujours sur les situations : pourquoi du personnel non formé ? Pourquoi nos métiers sont-ils en tension ? Quels sont les facteurs de violences ? etc.
On a vu par ailleurs, à l’opposé, un établissement digne de ce nom, un idéal de structure, avec apparemment une directrice et une équipe cohérente, motivée, avec un ratio d’encadrement semblant adapté. Bon, Même s’il faut accepter un peu de sureffectif pour obtenir une enveloppe financière supplémentaire… Ce qui d’un autre côté permet de « bricoler, de tricoter », de faire avec, dans ce système, mais aussi d’innover pour une prise en charge globale alliant soin et éducatif. Un modèle vers lequel tendre ? Et qui démontre aussi qu’il y a des endroits qui fonctionnent, qui œuvrent au mieux pour les enfants.
On a vu aussi, bien sûr, de la violence. La violence des jeunes placés. Inhérente. Et la contre-violence institutionnelle. La violence institutionnelle d’abord qui laisse une gamine « déficience intellectuelle » aux problématiques psychiques dans un foyer de l’enfance où ce n’est sans doute pas sa place. Combien de situations comme celle-ci avons-nous vécu ? Il faut dire ici que depuis de nombreuses années, nous accueillons des jeunes aux problématiques multiples, croisant le soin, la délinquance, les difficultés psychologiques sévères. Tout un mélange des genres bouillonnant près à exploser à la face des professionnels, parfois non outillés pour y faire face. Nous avons vu cette gamine faire violences. Nous avons vu aussi des méthodes d’apaisement et de gestion des conflits d’une équipe, formée, encadrée par une volonté institutionnelle. Et oui, cela existe.
On a vu aussi, un père démoli par le viol de ses enfants placés dans un centre sensé les protéger. Terrible. Mais réel. Ça existe, oui. Et c’est dégueulasse. Et l’omerta. Bien sûr que l’on ne peut que bondir devant ces atrocités révélant des dysfonctionnements graves au long cour des années. Et qu’il faut le dénoncer. Lancer l’alerte. Pour quelles raisons cet enfant est-il resté au yeux de tous ? Voilà la question à poser.
On a vu aussi une institution organisée autour de la maltraitance, qui nous rappelle d’autres exemple, comme à l’IME de Moussaron, en autre. Du personnel non formé et déconnant, des propos hallucinant d’un président d’association perché ou d’une directrice maltraitante actuellement en procès. Mais encore une fois, et je n’excuse en rien les faits, mais, et au-dessus ? Il y a bien agissements sous couvert de tutelle du département ?? Comment peut-on laisser faire ? Il y a bien là toute une organisation défaillante organisée. Mais qui arrange bien aussi. Sinon que faire de ces enfants ?
On a vu encore des très jeunes filles se prostituer. C’est vrai. Ça existe. En France, 6000 à 10000 mineurs se prostitueraient[2]. Et les équipes sont à bout de souffle, fatiguées de porter, de supporter, d’alerter en vain. Sans solutions. Des fantassins fatigués dans les tranchées du social. Une ancienne éduc qui parle de burn-out, de turn-over des équipes, d’impuissance, des maux du métier. Et un président du CD offusqué, qui ne savait pas, bureaucratie oblige.
Et puis enfin, bien tard dans l’émission, trop tard pour les couches tôt, les paroles d’un psychologue sur les conditions d’exercice de nos métiers. Métiers de la relation d’aide, de l’humain. Métiers difficiles voire impossibles. Qui dit la confrontation à des situations des plus difficiles, atroces. Qui dit la fatigue compassionnelle, l’épuisement professionnel. Qui dit le formidable travail exercé au quotidien par des milliers d’entre nous.
Oui, loin de jeter le bébé avec l’eau du bain, parlons de tout-tes ces professionnel-les qui tous les jours font un travail remarquable, au plus près des situations de souffrance. Qui veulent faire un travail de qualité. Qui prennent des coups, qui s’engagent. Alors bien sûr, ce documentaire est bien loin d’être complet car rarement conceptualisé dans la globalité. Qu’est-ce que l’ASE ? Qu’est-ce que la protection de l’enfance dans son ensemble ? Les diverses mesures ? Etc. Oui, il y a des dysfonctionnements, oui, il y a de la violence, oui il y a des problèmes de recrutement, de salaires, de formation, d’organisation, de pressurisation, oui il y a des gens qui n’ont rien à faire dans ces métiers, oui les risques psychosociaux sont avérés, et avec eux leurs symptômes : fatigue, stress, difficultés de sommeil, épuisement professionnels, burn-out, dépressions, suicides. Oui, il faut dire tout cela, oui il faut mettre un stop, oui, il faut le dénoncer. Oui, il faut protéger les lanceurs d’alerte.
Enfin, ce qu’il serait salutaire de dire, à tout le monde, à ceux et celles derrière leur écran, et qui expliquerait bien des situations est la chose suivante : Il n’y a pas de raisons que le travail social échappe au rouleau compresseur néo-libéral. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. A l’instar de la situation des hôpitaux, des EPHAD aux exemples emblématiques de maltraitance, de la psychiatrie, de l’asile, de…bref, c’est bien toute l’action sociale qui est concernée par ce « new management », par l’idéologie gestionnaire de rentabilité économique capitaliste. A l’instar plus généralement des services publics, nous subissons le prêt à penser sur fond d’appel d’offre, de CIS, de sous-traitance, et d’externalisation des missions, de faire toujours plus avec moins. Et qu’il est plus rentable d’embaucher au moindre coût, ou, lorsque l’on a plus le choix, d’embaucher le tout-venant parce qu’il faut bien assurer la continuité de service. Sur le dos des populations accueillies. Oui, le travail social est à l’os.
C’est d’un plan Marshall du social dont nous avons besoin. Car au-delà des situations singulières mises en avant sous le feu des caméras Il est urgent de revoir l’ensemble du dispositif. Avec des propositions concrètes et non d’énième « commission » ou « groupe de travail » dont les réponses sont connues depuis longtemps : moyens financiers, contrôles, plan national majeur, formation initiale et continue, éthique et morale ! Et j’en passe…Pour garantir l’avenir d’une société basée sur deux principaux piliers : la santé et l’éducation. Il est primordial de s’attaquer aux racines de la misère, de la précarité, pour arrêter d’écoper la mer avec une petite cuillère….
Tiens, le rapport d’Oxfam]2020 dénonce les chiffres de l’indécence et des inégalités mondiales hors de contrôle….