
Le travail des enseignants et enseignantes était déjà difficile ; il devient presque impossible : comment des élèves habitués à surfer, à scroller et à recevoir des décharges de dopamine toutes les minutes pourraient-ils physiquement supporter une heure de cours ? Combien d’adultes, du reste, arrivent-ils encore à écouter une intervention d’une heure sans attraper un smartphone ou cliquer distraitement sur une page ?
Le trop-plein d’écrans sur les enfants a des conséquences catastrophiques. Et pourtant, l’État investit massivement dans le numérique à l’école, dénonce notre chroniqueuse. (...)
Pourquoi les enseignants sont-ils si nombreux et nombreuses à démissionner aujourd’hui ? Certes, les salaires n’ont jamais été aussi bas et les classes aussi surchargées, bon nombre sont épuisés ou dégoûtés par la gestion des mesures sanitaires à l’école. Mais il y a un autre problème. Les profs subissent de plein fouet les dégâts causés par l’industrie du numérique sur les enfants.
En moyenne, les élèves qui commencent leur scolarité ces jours-ci passent trois fois plus de temps sur les écrans qu’il y a dix ans. Selon un sondage Ipsos [1], les enfants de un à six ans consacrent au moins six heures par semaine à regarder des vidéos sur internet, quatre heures aux jeux vidéo et six heures à la télévision. Dans les écoles, Anne-Lise Ducanda, médecin de la Protection maternelle et infantile, constate les effets de cette consommation exponentielle. « De plus en plus d’enseignants déplorent l’augmentation du nombre d’enfants incapables de se concentrer en classe », relate-t-elle dans Les tout-petits face aux écrans (éd. Du Rocher, 2021). « Des enfants qui ne peuvent pas rester assis sur une chaise ou focalisés sur une activité plus de deux minutes ; des enfants qui ne sont attentifs ni à leurs pairs qui les sollicitent ni à l’adulte qui s’adresse à eux. Dans les cas les plus extrêmes, certains sont en proie à une agitation permanente : de façon compulsive, ils s’emparent de tous les objets à portée de main, renversent les caisses de matériel, jettent les jouets, déchirent les livres. »
En fait, les capacités cognitives et sociales des jeunes enfants sont en train de s’effondrer. De plus en plus d’élèves entrent à l’école incapables de parler, de comprendre, de manipuler des objets, de se lier aux autres. Ils répètent des couleurs, des chiffres ou des suites de mots en anglais tout droit sorties de ces applis éducatives conçues pour rendre les enfants précoces et bilingues. À l’âge de la maternelle, rapporte le Dr Ducanda, certains se lèvent en pleine nuit pour aller chercher le smartphone des parents et regarder des vidéos en cachette. (...)
Pour cette rentrée, le ministère a retenu « 69 solutions numériques éducatives proposées par 34 éditeurs et sociétés EdTech dans le cadre d’un marché public de 25 millions d’euros ». C’est une boucle de renforcement : les dégâts du numérique disqualifient lentement les professionnels de l’école au profit de l’enseignement numérique. Elle renforce également le principal argument des entreprises du secteur pour nier la catastrophe qu’elles ont créée : vous voyez, le numérique peut avoir des vertus éducatives, ça dépend comment on s’en sert.
Les entreprises du numérique ont réussi à imposer une nouvelle norme sociale (...)
Les familles les plus pauvres, inondées de pub et privées de nature, dépourvues des moyens de rivaliser avec YouTube et Fortnite par des sorties et des loisirs, sont massivement victimes de la misère addictive du high tech. Non seulement leurs enfants sont les premiers touchés, mais les parents sont désignés comme les principaux coupables. Comme pour les problèmes d’obésité et de surpoids (qui touche maintenant plus d’un tiers des jeunes enfants en France [3]), la violence de l’intoxication de masse est recyclée en violence de classe [4]. (...)
Les parents, eux, peuvent se regrouper pour prendre des décisions qui seraient trop difficiles à tenir s’ils étaient isolés. Il existe un groupe (Facebook) « Parents unis contre le smartphone avant 15 ans » qui vise à faire en sorte que les élèves de collège soient plus nombreux à ne pas en posséder. Les parents d’un même quartier ou d’une même école pourraient se coordonner dans le même but. Les réunions de parents d’élèves et de syndicats de parents devraient servir à se concerter pour que les enfants qui jouent ensemble en dehors de l’école n’aient pas accès aux tablettes, téléphones et consoles, ou seulement à certaines périodes, selon leur âge.