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Mediapart
À Marseille, le « système FO » coule sous les ordures
Article mis en ligne le 4 février 2022

La fin d’une longue grève des éboueurs marseillais révèle une remise en cause profonde de la mainmise syndicale de FO, mise en place sous Gaston Defferre puis prolongée par Jean-Claude Gaudin, et cause de bien des paralysies. Les acteurs politiques et syndicaux parlent d’une « révolution ».

De loin, cela pourrait ressembler à une grève de plus pour Marseille la pittoresque. Un conflit de seize jours, le troisième en trois mois, dans le cadre de la normalisation du temps de travail des éboueurs. Mais en réalité, une révolution s’est produite. Derrière l’accord conclu mercredi 2 février entre la métropole Aix-Marseille-Provence et le syndicat Force ouvrière (FO), on assiste à la remise en cause inédite d’un système politico-syndical vieux de plus de soixante-dix ans.
Après-guerre, Gaston Defferre, maire anticommuniste d’une ville coincée entre sa ceinture rouge et son port aux milliers de dockers, avait encouragé la création du syndicat FO. Il lui accordait tout ce qu’il demandait, pour affaiblir la CGT. Les salariés ont vite compris : pour obtenir une augmentation, une promotion, l’embauche d’un fils, il fallait prendre la carte du syndicat. (...)
Avec Defferre, FO fait la loi à la mairie et tout le monde s’y plie. Jean-Claude Gaudin a repris le système. Avec lui, seuls les représentants de Force ouvrière sont reçus dans le bureau du maire, qui ne discute qu’avec eux. La situation est ubuesque. Au congrès annuel de FO, il est acclamé debout. La motivation d’affaiblir la CGT n’a plus beaucoup de sens, mais en maintenant ce système, Gaudin et Force ouvrière se partagent le pouvoir, et se rendent mutuellement intouchables.
« Le pouvoir municipal est allé au bout d’une logique clientéliste, jusqu’à l’absurde », résume Pierre Godard, qui a écrit un livre intéressant sur ce système (Éboueur de Marseille - entre luttes syndicales et pratiques municipales avec André Donzel, éditions Syllepse, 2014)
Dans ce contexte, les représentants FO des éboueurs, où l’on embauche beaucoup de colleurs d’affiches (de tous les partis d’ailleurs), demandent et obtiennent toujours plus. « Les citoyens ne sont pas idiots, dit Laurent Lhardit, adjoint socialiste en charge du dynamisme économique, de l’emploi et du tourisme durable. Ils regardent la taxe sur les ordures ménagères qu’ils paient [18 % à Marseille – ndlr] et comparent avec l’état de leurs rues, le ramassage de leurs poubelles. Il n’y a aucune raison climatique ou géographique pour que cela coûte beaucoup plus cher à Marseille. On s’est installé dans des pratiques éloignées du service public. »
Un rapport de la chambre régionale des comptes de juin 2021 résume : à Marseille et dans sa métropole, « les tonnages collectés annuellement par habitant sont en dessous des objectifs » que la collectivité s’est assignés. « Ils sont également en deçà des objectifs imposés par la loi. » Les coûts du service de collecte, comme de traitement « sont systématiquement au-dessus des moyennes rencontrées à l’échelle nationale ». (...)
Un élu LR marseillais, Yves Moraine, avocat et ancien adjoint de Jean-Claude Gaudin, prend la tête des négociations. « J’ai rompu avec la tradition historique co-gestionnaire de cette ville, clame-t-il. J’ai annoncé qu’on allait travailler de façon transparente avec tous les syndicats, pour aboutir cette fois à un accord écrit. »
C’est une autre particularité marseillaise : entre FO et le maire, les accords ont toujours été oraux. « On m’a dit c’est comme ça ici, poursuit Moraine. On se tape dans la main pour se mettre d’accord. Et ben non, j’ai dit maintenant on tape plus dans la main. »
Une conférence sociale s’ouvre alors en décembre, avec tous les syndicats autour d’une table. « Du jamais-vu », souffle le délégué FSU. La CGT demande une baisse du travail de 20 % pour les emplois les plus pénibles et la métropole finit par accepter une baisse de 15 %. À ce moment-là, FO, qui avait accepté 9,6 % quelques semaines plus tôt, réclame 30 % !
« C’était totalement incohérent », soupire Yves Moraine, le négociateur de la métropole. (...)
Les autres syndicats signent un protocole de sortie du conflit le 14 décembre, mais pas FO. Habitué à récolter seul les fruits des grèves, le syndicat historique ne digère pas le changement de contexte. Le troisième acte peut commencer.
Quelques jours avant Noël, alors qu’il tente de mobiliser pour une nouvelle grève, FO demande une prime de 100 euros par dimanche travaillé. La métropole cède - ce qui lui permet d’éviter l’amoncellement d’ordures pendant les vacances. Puis, début janvier, elle revient sur sa parole, indique à FO que c’était illégal et qu’elle n’avait pas le droit d’octroyer une telle prime. « Le problème, dit Patrick Rué, c’est qu’ils nous avaient dit oui, on avait annoncé ça aux agents. Ils nous ont dit soit vous êtes des rigolos qui nous dites n’importe quoi, soit vous vous faites entuber à chaque fois. »
Le syndicat n’a plus d’autre choix que de durcir, et de lancer le 10 janvier un nouveau préavis de grève.
Un acteur très particulier se lève alors. Un vent très violent, qui se met lundi à balayer Marseille, soufflant sur la colère. Les déchets volent en tous sens et recouvrent les rues. Spectacle désolant sous le bleu électrique du ciel marseillais par temps de mistral. L’hypercentre reste à peu près propre (ses ordures sont ramassées par une entreprise privée). Les ruelles les plus pauvres sont, elles, jonchées de sacs-poubelle crevés.
Deux événements se produisent alors. Des habitants viennent d’abord déposer leurs ordures devant le siège du syndicat FO Territoriaux. Puis le maire Benoît Payan commande une pelleteuse et quelques camions-bennes pour pallier le manque de ramassage public. C’est hors de ses compétences, mais il l’assume au nom de la situation sanitaire, multipliant interventions médiatiques et messages sur les réseaux sociaux. (...)
la suite (...) risque de se jouer très vite au tribunal administratif, car il n’est pas certain que la métropole ait le droit d’abaisser de 15 % le temps de travail. La collectivité va défendre son accord, mais si cela se révèle impossible, la responsabilité en incombera au juge, et pas à elle.
En attendant, la collecte reprend pleinement à Marseille. Où le vent ce jeudi soir est retombé.