
Face à l’ineptie des politiques gouvernementales – abandonner des gens à la rue en plein hiver –, des Lyonnais réagissent. Après deux amphithéâtres de l’université Lyon 2, c’est au tour d’une ancienne caserne de pompiers d’être réquisitionnée par des citoyens pour sortir migrants et sans-abris de la rue. Le lieu est occupé par 160 personnes, appuyées par des militants et des collectifs de soutien locaux. Un autre immeuble abandonné vient d’être ouvert pour accueillir 60 enfants et leurs parents. Particulièrement symbolique dans le fief de l’actuel ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, ce mouvement d’occupation touche plusieurs villes en France, palliant les carences de pouvoirs publics plus occupés à alimenter les rouages de la machine à expulser. Reportage.
Devant la caserne de pompiers de Villeurbanne, près de Lyon, un couple fait des allers-retours en traînant d’un air paumé les poussettes de ses enfants. « Regardez, dit David, ces gens tournent dans le quartier depuis des heures. À tous les coups, c’est encore le 115 [le numéro d’urgence des sans-abris] qui a dû les envoyer ici. Ces derniers temps, ça n’arrête pas, les gens défilent. » « C’est quand même un comble quand on y pense, ajoute Doud, que les services de l’État se tournent vers des squatteurs comme nous pour héberger des gens à la rue. C’est vraiment qu’ils doivent être désemparés ! ». Ce que dément le directeur du 115 local, Michel Pillot, car ses services « n’ont pas connaissance de l’existence de ces lieux ».
David et Doud ont participé à la « réquisition citoyenne » de l’énorme bâtiment gris et tout en longueur de l’ancienne école départementale de sapeurs pompiers, censée accueillir le collège de Villeurbanne et Vaulx-en-Velin d’ici 2021. A l’abandon jusque-là, le 12 rue Baudin servait parfois d’hébergement d’urgence, mais pas cet hiver. Sauf que... « On a sorti ce site du cadre institutionnel pour en faire un lieu d’accueil autogéré, et sortir des gens de la rue par la lutte, résume David. Question symbolique, c’est très fort. »
Un centre de 35 chambres, déjà surchargées
Sur les cinq niveaux du site, 35 chambres ont été aménagées, au départ prévues pour accueillir 70 personnes. Elles sont aujourd’hui déjà près de 160, à raison de deux à trois par chambre. Une limite de places a ainsi dû être instaurée, « seul moyen pour que ce lieu soit vivable et pérenne ». Autogestion oblige, les occupants endossent le mauvais rôle : « Ça nous fend le cœur de refuser de nouveaux arrivants, regrette Daouda [1], originaire de Guinée-Conakry, d’autant plus quand on vient soi-même de la rue... On invite ceux qui ne peuvent pas rester la nuit à manger sur place, d’autres sont hébergés chez des militants. » Quelques compromis avec la misère. (...)
Daouda nous tend un tract « de présentation », sur lequel on peut lire : « Nous avons traversé la route de la mort : le désert, la Libye et la mer ! Nous avons vécu les exactions, les tortures, cet enfer ! Nous avons vu nos sœurs et frères perdre leur âme, se faire tuer. Nous avons fui la guerre, la répression, l’ethnocentrisme, la misère… » « C’est le communiqué qu’on a produit quand on s’est fait expulser », commente Daouda.
Des migrants rompus à l’auto-organisation (...)
« Ces gens ont tellement connu la misère qu’ils ont déjà une culture de la réunion, analyse Sam, l’habitude des assemblées générales et de l’organisation en commissions... On craignait les tensions que peut engendrer la cohabitation de dizaines de personnes de cultures et d’origines différentes, mais au final on a été surpris par la facilité avec laquelle s’organise ce squat. » Deux semaines à peine après son ouverture, le squat est déjà équipé d’une cuisine, d’une buanderie, d’une pharmacie, et d’une salle commune qui se prête parfois à l’organisation de soirées. Un étage est réservé aux hommes seuls, un autre aux familles.
Ménage, préparation des repas, surveillance du site : les occupants se répartissent eux-mêmes les diverses tâches. Les militants, eux, se sont chargés d’ouvrir l’eau et l’électricité, avant de remettre en marche des douches et sanitaires communs. (...)
Le récit de la « prise » du squat
Le 18 décembre, les premiers occupants, une soixantaine, débarquent pour la première fois dans ce bâtiment, au terme d’une opération particulièrement osée. Sam, l’un des ouvreurs du squat, raconte : « On a choisi une date à laquelle police et préfecture étaient mobilisées sur divers points chauds (match de foot, manif antifasciste...) pour déclarer un rassemblement de soutien aux migrants, qui devait se dérouler au centre-ville de Lyon. Toute la presse était conviée à couvrir l’événement. Le jour du rassemblement, près de 200 personnes étaient présentes. Mais le cortège a été invité à suivre un parcours différent de celui qui était officiellement annoncé. La marche, avec ballons et musique, menait directement ici. Le squat était donc officiellement ouvert ! »
Personne, hormis les organisateurs, n’a été prévenu à l’avance de ce changement de programme, ni les militants, ni même les exilés. Personne n’a pu deviner non plus que le lieu était déjà squatté depuis plus de 48 heures. (...)
Avant d’investir l’école de pompiers, le tout sans effraction – « Nous avons mis des heures pour trouver la seule fenêtre ouverte de tout le bâtiment ! » –, les militants ont loupé leurs deux précédentes tentatives d’ouverture de squat. « La police nous expulsait alors qu’on occupait les lieux depuis plus de 48 heures, raconte David. Il nous manquait le rapport de force. On a beaucoup appris de ces échecs, on s’est dit qu’il fallait tenter le tout pour le tout et officialiser publiquement le squat en organisant une manif pour profiter du nombre et de l’aura médiatique. Jamais on aurait cru que ça fonctionnerait vraiment ! » (...)
De son côté, le ministre de l’Intérieur et ancien maire de Lyon Gérard Collomb confie en avoir « un peu marre de passer pour le facho de service » tout en s’évertuant à produire des circulaires incitant les préfets à procéder à des expulsions massives envers les exilés et à leur rendre la vie impossible. So fief électoral est particulièrement touché par la vague d’occupations de campus lancée fin 2017 à Grenoble, Clermont-Ferrand, Poitiers ou encore Nantes. Celle-ci se poursuit aujourd’hui sous d’autres formes. Un avant-goût de mobilisation citoyenne à la veille de l’adoption du tant controversé projet de loi sur l’immigration ? (Lire notre chronique ici)
Convergence entre les acteurs de soutien aux migrants
« Cette volonté de rendre visible le mouvement à travers des banderoles, des actions, des coups d’éclat médiatiques, c’est du jamais vu à Lyon ! C’est même la première fois que tous les acteurs de soutien aux migrants et la mouvance inter-squat autonome parviennent à se coordonner aussi efficacement et à réquisitionner un lieu aussi grand que l’Amphi Z », observe Anne-Marie, une militante du droit au logement. (...)
les militants rencontrés estiment à 300 le nombre de personnes qu’ils ont mises à l’abri cet hiver dans les squats. Et ce n’est pas fini. « On ne demande même pas à la métropole d’engager des associations ou de rénover des centres d’hébergement. Juste d’ouvrir des bâtiments vides. Si elle ne sait pas où trouver, elle n’a qu’à nous demander, conclut David. On a quelques idées sur le sujet. »