
Dans cette ville de Seine-Saint-Denis, la révolte d’une partie de la jeunesse n’a trouvé comme réponse que les gaz lacrymogènes. Sur le terrain, les élus locaux désertent et les acteurs associatifs désespèrent. Depuis l’élection d’une maire UDI, en 2020, le lien semble s’être coupé entre les pouvoirs publics locaux et les quartiers populaires.
Il y a les brasiers, les scooters qui slaloment entre les barricades, les groupes de CRS qui piétinent derrière leurs boucliers, le camion renversé sur le côté. Devant le fort d’Aubervilliers, dans la nuit du 29 au 30 juin, une brochette de badauds regarde douze bus brûler. À intervalles irréguliers, une explosion se fait entendre et la petite foule sursaute. Un adolescent observe la piscine olympique toute neuve, construite à quelques mètres et menacée par les flammes. Il se marre : « C’est fini ! Annulés, les Jeux olympiques ! »
Depuis la mort de Nahel, tué par la police mardi à Nanterre (Hauts-de-Seine), Aubervilliers connaît les mêmes nuits que des centaines d’autres communes populaires en France. L’intensité de la révolte reflue depuis deux jours mais le tableau, lui, ne varie pas. Chaque soir depuis mardi, on croise dans la ville les mêmes bandes insaisissables d’adolescent·es. Ils sont trois ou quatre, les traits juvéniles, le visage souvent masqué.
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Au milieu de ce ballet désordonné, une absence interpelle : celle des adultes. Entre les jeunes et les CRS, il n’y a rien que les flammes et un océan de ressentiment. Pas une écharpe tricolore à l’horizon. Ni la maire ni ses adjoint·es ne sont là. Les protagonistes habituels de ces soirées de révoltes ne se font pas plus visibles : actrices et acteurs associatifs, animateurs, éducateurs, mères de famille, « grands frères »… Contrairement à ce qui s’était joué en 2005, à Aubervilliers et ailleurs, les brûleurs sont restés seuls dans les rues. (...)
Jeudi matin, après les étincelles de la veille, un militant associatif appelle un ami, lui aussi acteur de terrain. « Qu’est-ce qu’on fait ? », interroge le trentenaire, figure respectée de son quartier. La réponse de l’autre fuse : « Rien du tout. C’est fini, on n’est pas des pompiers. »
Quand bien même ils le voudraient, pourraient-ils éteindre le feu ? (...)
À l’écart des dégradations, Chahine, 19 ans, raconte « tout ce que la police fait ici », les « coups » et les « mises à l’amende » et dit combien la mort du jeune homme à Nanterre l’a chamboulé, tant « ça aurait pu être [lui] ». Entre deux barricades, un autre a simplement le temps de dire : « Ce qui nous unit ici, c’est la police. On se réunit contre eux, pas contre les écoles. »
Dans la commune, aucun équipement public ou municipal n’a été visé par les dégradations. Seul le commissariat a subi des tirs de mortiers d’artifice, mercredi soir. Ce qui n’étonne pas Mohamed Diakité Kaba, animateur puis directeur de structure à l’OMJA. « Dans cette ville, il y a un gros passif avec la police, et plus particulièrement la BST [brigade spécialisée de terrain, créée sous le quinquennat Sarkozy - ndlr], raconte-t-il. Donc à la moindre étincelle, les jeunes expriment tout ce qu’ils ont à exprimer contre eux. » (...)
l’association Émergence 93 dispose d’un local à Aubervilliers. Elle y recevait des jeunes à leur sortie de prison pour les aider à trouver une formation ou un emploi. « On a dû déménager car les jeunes se faisaient contrôler à chaque fois qu’ils venaient, et même nos salariés recevaient le même traitement », témoigne Charlotte Prando. Depuis que cette activité a été délocalisée sur l’Île-Saint-Denis, « il n’y a plus de problème », selon elle. (...)
Les émeutiers de 2023 semblent particulièrement jeunes et particulièrement déterminés. Malgré deux décennies de travail social dans les pattes, Mohamed Diakité Kaba a « flippé » en voyant la tête de certains. « Il y avait des petits, vraiment petits, des collégiens », raconte-t-il. La génération 2023 est « plus violente et moins dupe » que celle de 2005, relève Charlotte Prando. (...)
Un éducateur, qui passe par là, tente un constat : « On voit beaucoup de visages qu’on ne connaît pas, qui ne fréquentent pas les structures jeunesse, qui sortent rarement de leur cité. »
Charlotte Prando pointe les difficultés sociales des jeunes dont elle s’occupe. « Je n’en connais pas un qui n’ait pas eu un parcours de vie difficile et souffert du mal-logement. Vivre à huit dans un deux-pièces, vivre avec des cafards et des souris, alerter sans que rien ne change… » (...)
En creux se lit aussi la dégradation progressive du tissu associatif. « La suppression des emplois aidés par Macron [en 2017] a fait beaucoup de mal, note un cadre municipal sous couvert d’anonymat. Les associations n’ont quasiment plus de permanents, elles passent une bonne partie de leur temps à quémander des subventions ou à remplir des dossiers compliqués… » Faute de temps et de moyens, la rue n’est plus investie ou presque. Et la prévention est un membre atrophié des politiques publiques dans les quartiers populaires. (...)
Le constat est d’autant plus vrai à Aubervilliers, où l’élection d’une municipalité de droite, pour la première fois dans l’histoire de la commune, a mis un coup de canif dans la relation entre pouvoirs publics locaux et acteurs de terrain. Les responsables associatifs ont mille reproches à faire à la nouvelle maire, Karine Franclet (UDI) : la liquidation d’une régie de quartier qui embauchait douze mères de famille du quartier de La Maladrerie, l’expulsion d’un café culturel du centre-ville…
« En 2005, les élus de l’époque n’étaient pas parfaits mais ils étaient dans la rue tous les soirs, pointe Yonel Cohen-Hadria, l’ancien président de l’OMJA. Depuis toujours, à Aubervilliers, quand il y a un souci, les élus rassemblent tous les acteurs qui connaissent les jeunes et on trouve des solutions. Là, il n’y a rien eu de tout cela. » Un vétéran du milieu associatif local confirme : « On n’a aucune relation avec la municipalité (...)
La maire récuse, de son côté, les procès en inaction et justifie son absence du terrain le soir. « La situation est tellement grave, insiste-t-elle. Vous trouveriez ça responsable qu’un élu ajoute de la difficulté aux forces de l’ordre ? » (...)
Une ville divisée sur la façon de se révolter
À défaut de présence officielle, c’est une autorégulation du quartier qui semble se mettre en œuvre. À La Maladrerie, une maman s’affole de la barricade dressée devant chez elle. Face à ses larmes, les jeunes du quartier sortent un tuyau d’arrosage et éteignent eux-mêmes le début d’incendie. Dans le quartier Jules-Vallès, quelques papas rôdent et répètent aux insurgés : « Ne touchez pas les voitures ! » Lorsqu’il adresse la même injonction en bas de chez lui, Mohamed Diakité Kaba se voit répondre : « OK, on ne fait que les poubelles ! » (...)
les nuits de révolte ont épargné les équipements publics d’Aubervilliers. Mohamed Diakité Kaba y voit le fruit de « l’histoire d’Auber et de ses quartiers » : « Les jeunes savent ce qu’on fait pour eux, savent à quoi servent ses structures… C’est toujours fragile, et demain un idiot peut venir rompre ça, mais pour l’instant, ça tient et c’est tant mieux. » (...)
Loin des clichés qui continuent de dépeindre les « banlieues » en un bloc monolithique et leur jeunesse en une armée révoltée, « ceux qui sont dehors la nuit, c’est 500 jeunes maximum sur 10 000 à Auber, estime Yonel Cohen-Hadria. Ce n’est pas “les” jeunes, c’est “des” jeunes ! Mais ça ne veut pas dire que les autres ne sont pas tout aussi révoltés par la mort de Nahel et par ce qu’ils subissent. » À Aubervilliers comme ailleurs, la fin du mouvement de révolte nocturne n’épuisera pas la soif de réponses politiques.