
Pendant près de trois ans, Jean Arcelin a dirigé un Ehpad dans le sud de la France, avant de renoncer. Il publie son témoignage dans "Tu verras maman, tu seras bien" (ed. XO).
J’aime beaucoup le business, parce que cela crée des richesses, cela crée de l’emploi, cela fait tourner le monde et cela crée du progrès, mais j’ai découvert la limite du business libéral : le soin des personnes âgées vulnérables et dépendantes. Si j’ai écrit ce livre, c’est que je considère que j’ai vu des choses et que je vois des stratégies qui sont incompatibles avec la prise en charge de qualité de personnes âgées. Ce n’est plus de l’ordre du business mais de l’ordre de l’éthique s’il en reste.
Cela m’a traumatisé : j’ai fait des cauchemars, j’ai pris des anti-dépresseurs. Vous vivez des scènes, que je décris presque comme des scènes de guerre. (...)
Quand vous avez un Ehpad qui a des dysfonctionnements (cet Ehpad était connu comme difficile, parce que j’étais le quatrième directeur en trois ans), je considère qu’on doit donner du renfort. On doit envoyer des aides-soignants en plus. Pas du tout en réalité, c’est : démerde-toi dans tous les sens du terme. (...)
Il y a une apparence d’éthique. Il y a des valeurs affichées : des brochures avec les valeurs de notre groupe "la bienveillance, etc.". Et en fait, ces valeurs sont intéressantes quand elles sont incarnées. Il y a un vernis pour faire bien, pour attirer les actionnaires, les clients, les familles, mais au fond il n’y a pas d’incarnation dans des moyens. (...)
Par ailleurs, je tiens à dire qu’il y a des Ehpad qui fonctionnent à peu près parce qu’ils ont des dotations supérieures. Ces dotations sont souvent historiques. Elles sont déterminées lors de conventions tripartites qui sont des accords fixés avec les instances de l’État, le conseil départemental, les ARS. Il y a des dotations historiquement élevées dans certains établissements. Avant de dire cet Ehpad doit gagner 600 000€, on doit se demander : est-ce que cet Ehpad a les moyens de gagner cette somme ? J’étais, pour ma part, dans un Ehpad où l’on faisait de l’essorage financier. (...)
Quand vous êtes à la fois âgé, dépendant, dément (70% des résidents étaient atteints de démence neurocognitive) et isolé, vous ne pouvez rien faire, et le système est tout puissant. Ce que je dis, c’est que c’est le système qu’il faut dénoncer, et non ce groupe en particulier. (...)
Il y avait les assises des Ehpad, un grand raout qui rassemble les élites du médico-social, mais cela ne sert à rien. C’est deux jours d’échange, de conférences, etc. Le seul intérêt, c’etait la visite de la ministre de la Santé, qui ne peut pas se couper des Ehpad privés commerciaux, qui représentent 25% du marché. Mais la ministre y fait un peu de politique… Ce que j’aurais aimé, dans ces assises des Ehpad, c’est que le déjeuner servi à Madame la Ministre, c’est qu’il soit concocté avec 1€. Il faut savoir qu’il y a 700 000 personnes âgées dépendantes en France en établissement. Une large majorité des 700 000 personnes mangera, pour le reste de leur vie, des repas à 1€. Je souhaiterai que par solidarité, les personnes qui dirigent ces Ehpad mangent la même chose.
Un principe simple : "ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse". Il faut parfois revenir à une sorte de bon sens et d’humanité. Lorsqu’on m’a forcé à changer une baguette à 0,40€, une bonne baguette de boulanger, pour une baguette industrielle infecte, qui posait même des problèmes de déglutition : ce sont des choses que je trouve insupportables. (...)
Dans le centre de Cannes, vous pouvez payer 5000€ par mois et l’on vous donne 3,70€ en coût des repas journaliers. C’est scandaleux. Surtout quand on sait que cela constitue l’un des derniers plaisirs de ces personnes isolées… Et quand on sait que parmi ces femmes (90% ce sont des femmes), vous avez de bonnes cuisinières, qui étaient de la génération qui faisait la cuisine. (...)
Ils ne mangent pas, ils n’assimilent pas assez de calories par jour. Pourquoi ? Parce que c’est dégueulasse, et que quand c’est dégueulasse, vous ne mangez pas. Quand vous êtes jeune, vous mangez parce que vous voulez vivre. Quand vous êtes vieux, vous ne mangez plus, et vous vous laissez glisser. (...)
Il y a une logique de rentabilité et d’économie qui est faite sur le dos des résidents. On ne peut pas dire le contraire. Et en plus il y a une sorte de cynisme parce que dans ces assises des Ehpad, il y avait un atelier intitulé par "Comment améliorer la nourriture en Ehpad" et ensuite "Comment faire face à la dénutrition". L’atelier dure trois heures et vous avez une sorte de brainstorming avec des experts en nutrition, etc., mais ce n’est pas la peine : un peu plus d’argent et un peu plus de mains, vous n’avez plus de problème. Pas besoin de faire un brainstorming de quatre heures (...)
La réalité, moi, je l’ai plus que vécue, puisque pendant six mois, j’ai dormi dans l’Ehpad. J’ai géré deux Ehpad, et le premier Ehpad était trop éloigné de mon domicile, donc je dormais dans l’Ehpad toute la semaine. J’étais en immersion totale avec les résidents : je mangeais avec eux, je vivais avec eux, je dormais avec eux. La réalité, je fais partie des directeurs qui étaient au plus près de cette réalité et des résidents. C’est pour cela que j’ai fait ce métier. J’étais atypique parce que beaucoup de directeurs se coupent de cette réalité, et peuvent fermer leur porte, faire des reporting, des statistiques, et aller déjeuner au café à côté. C’était mon souhait d’être en prise avec cette réalité-là. (...)
je dénonce un business que l’État a laissé prospérer. Je découvre avec stupéfaction qu’un tiers des revenus des Ehpad privés commerciaux provient des aides d’État. Le chiffre d’affaires est subventionné pour 35% par l’État, à travers les aides de l’ARS et les aides du Conseil départemental. Cela sert à payer le personnel soignant et une partie de ce qu’on appelle la dépendance.
Je suis diplômé de Sup de Co. Je connais la gestion et les bilans. Je considère donc que l’État devient actionnaire de tous les Ehpad, y compris les Ehpad commerciaux et privés. Il doit récupérer au moins un tiers des bénéfices … mais pas du tout, car tous les bénéfices reviennent à l’actionnaire. Il en fait ce qu’il veut. Je trouve que cela n’est pas normal. Les Ehpad privés commerciaux ne pourraient pas obtenir cette rentabilité, l’activité ne serait pas possible s’ils n’avaient pas ce tiers de subventions de l’État. (...)
Si vous dégagez une rentabilité élevée et que votre service est médiocre, c’est qu’il y a un dysfonctionnement. Le dysfonctionnement, c’est que le marché est verrouillé. Il n’y a pas de saine concurrence. Le taux d’occupation des Ehpad, c’est dans le rapport parlementaire de MM. Iborra et Fiat, il est quasiment de 100%. (...)
Je souhaite dénoncer un système. Je ne souhaite même pas dénoncer les dirigeants, car ce sont les actionnaires qui fixent le cadre. Ils vous disent : cette année, notre feuille de route, c’est une rentabilité de 15%. A partir de ce moment-là, tout est décliné en cascade. En tant que directeur d’Ehpad, je dois alors faire des économies sur tout. J’ai quatre protections urinaires quand il en faudrait six. Je ne peux pas embaucher, pas faire des animations, pas mettre du bon pain parce que cela coûte trop cher, je dois supprimer le fromage… (...)
Les familles sont prises en otage de la même façon. Les familles placent leur parent en urgence, souvent dans des situations de détresse. Elles gardent généralement les parents à domicile le plus longtemps possible. Un jour, il se passe soit un accident, une chute, un épisode agressif, une vraie dégénérescence, un trouble du comportement, et ce n’est plus possible. Il faut trouver une place. (...)
Quand les familles trouvent une place, elles sont contentes. Elles ne disent rien, ou pas grand-chose, parce qu’elles n’ont pas d’alternative. Il y a des solutions. Après, vous avez des familles qui craquent et qui prennent des vidéos spectaculaires. (...)
À la fin du livre, je propose un plan d’action, qui s’appelle STAFF. Dans les Ehpad, vous devez toujours faire un plan d’action. C’est souvent ridicule, parce qu’à un moment il faut agir. (...)
La prise en charge au Danemark est exemplaire. Le Danemark interdit que l’on gagne de l’argent en exerçant l’activité de soin de personnes âgées dépendantes. Le taux d’encadrement en Allemagne est deux fois supérieur à celui de la France. A la base, il y a un manque de moyen. Il faut repenser en profondeur le financement. (...)
Il y a des gens qui construisent chaque jour la chaîne humaine et qui méritent d’être distingués. Il faut aussi montrer ces gens-là et revaloriser le statut de ces soignants, qui ont un travail difficile mais aussi magnifique, qui donnent du sens à leur vie.
Mais on s’en fout des #vieux : les #EHPAD sont de prodigieux centres de #profit, avec des rendements imbattables et sécurisés :
– Formation optimisation du taux d’occupation dans un EHPAD : Exploiter une résidence comme un centre de profit